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MIROIR DANSANT

 

Une bougie embaume l’atmosphère d’une odeur de cassis bon marché. Charles attrape la télécommande et baisse le son de la télé. Il observe sa femme et lui dit d’une voix posée :

— Je t’ai vue hier à la galerie marchande.

Elle lève la tête de son livre, une expression étonnée sur le visage.

— La galerie marchande ?

Elle rigole, un rire gêné, pile celui qu’il attend. Parce qu’il la connaît, sa petite femme. Huit ans de mariage lui ont suffi pour faire le tour de ce qu’elle est.

Il est temps de briser ce silence, de mettre à plat ce mensonge pesant dans la pièce.

Charles se relève et caresse son sweat gris du plat de la main pour retirer les miettes de pizza qui s’y sont entassées. Il veut avoir meilleure allure et paraître en costume, alors même qu’il est affalé dans un siège dont les ressorts transpercent la toile abimée.

— Je t’avais déjà vue grâce aux miroirs il y a quelques mois et je t’ai vue à nouveau hier.

— Les miroirs ? Oui, mon chéri, j’y étais hier. Avec des amies. Je me suis permis un peu de shopping.

Elle lui sourit et relève son livre devant ses yeux, prête à plonger dans sa lecture. C’est un peu de sa faute, parce qu’après huit ans de mariage, il ne l’a jamais emportée dans des discussions profondes. Elle s’en est accommodée, jusque-là, de ses questions bizarres.

Charles plisse les sourcils pour se donner ce côté d’investigateur qu’il aime bien voir quand il se regarde dans la glace. C’est peut-être la seule chose qu’il aime chez lui d’ailleurs.

— Tu sais l’immeuble en face, le Starbucks ? Juste au-dessus, ils avaient installé de grands miroirs pour refléter les lumières de la rue il y a quelques mois. Je t’ai vue plusieurs fois dans leur reflet. Tu travaillais dans un magasin de vêtements. Tu ne me l’avais pas dit, d’ailleurs.

Les joues de sa femme s’empourprent.

— Je ne te l’ai pas dit ? lui souffla-t-elle. Oh, mon chéri, excuse-moi. Oui. Je travaille à temps partiel au Rift. J’essaye des tenues, je les vends. Elles sont belles, tu sais, ces tenues.

Oui, Charles est d’accord. Elles sont belles, ces tenues ; de la soie qui brille aux extrémités, des talons qui la font le dépasser, des couleurs qui la mettent en valeur, qui la font étinceler. Charles l’a même vue un jour avec une parure autour du cou, ornée de diamants, de topazes, de rubis. Il a beau s’y connaître un peu en pierre précieuse, tout cela, il ne pourra jamais lui offrir. L’argent manque, c’est à peine s’ils remboursent leur crédit maison.

— J’ai eu peur que tu le prennes mal, ce n’est qu’un mi-temps… ce n’est pas sûr que je continue. Et avec le crédit… (elle laisse échapper un gémissement). D’ici quelques mois, je trouverai autre chose.

Trouver autre chose ? Charles n’y croit pas. Il l’a vu de ses propres yeux. Les rues sont remplies de gens qui cherchent à trouver du travail. Il les observe toutes les semaines, en interroge certains. Ils lui répètent toujours qu’ils en retrouveront sous peu, et au bout du compte ils finissent par se taire et baisser les yeux.

On ne peut dénicher du travail qu’avec des diplômes, et elle a beau être jolie sa femme, des diplômes, elle n’en a pas. Aucun. Pas même une formation de deux semaines.

Qu’est-ce qu’elle pourrait leur offrir, à tous ces gens avares ?

Pourtant, elle a toujours trouvé du boulot plus rapidement que lui, c’est à croire qu’elle a un petit soleil haut dans le ciel qui veille sur elle. Il l’a épousée pour ça aussi. Sa femme rayonne. Il s’en souvient encore, de sa tenue blanche, des motifs floraux et de la dentelle découpée. Il ne lui a jamais dit, mais il l’a vue en robe avant leur mariage. Un essai avec ses copines dans le magasin du coin, Le Basale, un truc chic, avec des robes à quatre chiffres, le genre qu’on regarde de loin et auquel on sourit quand on y pense.

Le jour de son mariage, il avait pu la toucher cette robe. Il y avait tenu. Elle était moins douce que dans ses rêves, moins solide aussi. Il en avait déchiré un morceau en soulevant Laurine dans ses bras. Ça avait fait « tchac » ; un « tchac » qui avait fait crier les convives ; un « tchac » qui lui avait coûté plus de huit cents dollars, il avait bien cru s’évanouir ce jour-là.

Sa femme, elle, n’avait rien dit. Elle souriait à pleine dent, heureuse d’être ainsi transformée en princesse comme elle aimait d’auto-proclamer.

Charles, lui, il la préfère comme elle se tient devant lui. Un chignon décoiffé, ses lunettes sur le bout de son nez, un gros pull rose clair et un short en toile dissimulé sous un plaid, le genre qu’on utilise pour regarder des films, sauf que là elle lit un livre.

Et c’est là qu’il se demande : est-ce qu’elle s’est aimée comme ça un jour, ma femme ?

Il se souvient de la tenue de mariage, de ses amies qui lui crient que le coût est trop dispendieux, elle qui leur rétorque que c’est cette robe qu’elle veut.

Puis il se souvient d’une fois où dans un magasin d’été, après plusieurs heures de balades, tout suant et épuisé, elle l’avait tanné pour acheter une robe de soirée. Un prix à trois chiffres cette fois-ci. Elle s’est assagie, que Charles s’était dit.

Il lui avait acheté, elle ne l’avait jamais portée. Du moins, devant lui.

Parfois, en revenant chez lui le soir, il l’appelait, elle ne répondait pas, alors il faisait craquer les marches de l’escalier, entrait dans leur chambre et aplatissait leur moquette rose nymphe, surtout pas rose pêche comme elle s’évertuait à lui dire, puis il se rendait dans le dressing et découvrait la protection en tissu de sa robe sur le sol.

Sa femme était encore partie en un soupir, la robe sur ses épaules, sans lui en parler. Il n’avait jamais su où.

Jusqu’à ce qu’un jour la robe disparaisse.

« Vendue », lui avait-elle dit.

Charles n’avait pas répondu. Ils avaient des problèmes d’argent, plus que d’habitude, et ils devaient faire des efforts pour maintenir la tête hors de l’eau. Lui avait vendu sa voiture quelques mois plus tôt pour leur permettre de rembourser quelques dettes, un modèle unique offert par son père, alors qu’elle en fasse de même de son côté, cela ne l’avait pas choqué.

Elle n’avait jamais demandé d’autres robes après cela, jamais. Il la pensait soignée.

Jusqu’à ce qu’un jour, un pétale de rose attire son regard à travers l’un de ces grands miroirs grossissants installés au-dessus du Starbucks du centre. C’était sa femme, dans l’une de ces robes dignes des Oscars, avec un décolleté si profond qu’il avait cru que la robe s’était déchirée.

Il n’était pas le seul à l’observer. Un homme s’était approché d’elle et lui avait fait enfiler cette fameuse parure de pierres précieuses. Charles avait eu la boule au ventre, le genre qui grossit tellement qu’elle enfle et se transforme en colère subite. Celle qui vous fait monter directement à l’étage en sautant des marches puis hurler les poings levés, les muscles bandés.

Mais attention, sa femme, il ne l’a jamais frappée.

Trop précieuse, il l’aime trop pour ça.

Cette colère, elle était adressée à cet homme ; sauf qu’elle n’avait jamais explosé. Sa femme s’était retournée et elle l’avait giflé, cet homme. Un coup net, son visage s’était décomposé et il était parti sans rien dire. Laurine s’était retournée vers le miroir et elle s’était mise à tournoyer comme dans un bal.

Charles ne l’avait jamais vue comme ça. C’était comme si elle s’était retenue de le faire toutes ces années. C’était si naturel que cette danse semblait lui appartenir. Pas comme si elle n’avait fait que copier ce qu’elle voyait dans ses séries télévisées, non, comme si c’était elle qui l’avait inventé, qu’elle était la première à le faire. Puis elle s’était changée et s’était envolée.

Charles l’observait chaque jour de la semaine. Il partait vingt minutes avant la fin de son travail et ça, son patron l’avait remarqué. Il l’avait convoqué, même. Pour lui rappeler ses objectifs, l’importance de la ponctualité, de la croissance de l’entreprise. Des conneries de patron qu’il n’avait pas écouté, parce qu’il l’avait retenu pile à l’heure où il partait contempler sa femme.

Chaque minute qui passait sur cette horloge au-dessus de son directeur lui avait paru être une éternité. Face à ce calendrier aux couleurs de l’entreprise, le portait de son égocentrique responsable accroché au mur et les stylos sérigraphiés « JERRY’FRIGO », Charles avait subitement compris que rien ne le retenait ici. Tout ça, ça l’avait fait vomir.

Pas réellement, mais il avait démissionné. La porte avait claqué alors même que son ancien patron jurait dans son dos. Charles ne pensait qu’à une chose : cinq minutes, il ne lui restait que cinq minutes.

À cette heure-ci, sa femme s’était déjà changée plusieurs fois. Elle devait déjà avoir tournoyé comme un cerf-volant dans le ciel et elle s’apprêtait à quitter le magasin. Charles avait couru sur le trottoir. Les passants l’observaient et défilaient en murs de couleur autour de lui. Encore quelques rues et il pourrait l’observer.

Tchac.

Il avait trébuché contre une plaque d’égout. Un enfant s’était esclaffé, et son père s’était avancé pour lui demander s’il n’était pas blessé, sourire aux lèvres. Charles avait esquissé un rictus stupide avant de continuer à courir.

Lorsqu’il était arrivé en face du Starbucks, il avait levé les yeux en l’air.

Les miroirs n’étaient plus là. Disparus.

Les machines élévatrices étaient toujours sur place. Les ouvriers abrités derrière les barrières jaunes et noires laissaient échapper des nuages de fumée. Les klaxons résonnaient dans la ville entière.

Charles s’était rué dans la galerie marchande. Il avait monté les marches deux par deux, puis il avait scruté l’extérieur le long de la galerie jusqu’à se retrouver en face des miroirs du Starbucks.

C’est là qu’il l’avait trouvée, sa femme. Elle ne l’avait pas vu, elle.

Habillée comme elle l’était tous les jours. Simple, comme il l’aimait.

Elle embrassait un autre homme. Il faisait une tête de plus qu’elle. Laurine se tenait sur la pointe des pieds, les bras recroquevillés. Il lui enserrait le creux des reins et remontait pour lui caresser les cheveux.

Au fond, Charles l’avait deviné.

C’était ce qui l’avait poussé à démissionner de son travail. C’était aussi ce qui l’avait motivé à ne pas avouer à sa femme qu’il l’avait vue le tromper, ainsi qu’à faire semblant de bosser les semaines suivantes pour aller l’observer.

Il ne lui avait pas dit, mais il avait économisé assez d’argent de la vente de sa voiture pour pouvoir tenir quelques mois sans avoir à trouver du travail. Charles était parti dans un magasin de chasse ; et dans les rayons remplis de carabines et de vêtements tachetés, il avait acheté des jumelles. Il s’était ensuite rendu en face du magasin où dansait sa femme, de l’autre côté de la rue, juste au-dessus du Starbucks.

C’était là qu’il avait découvert le nom de ce lieu maudit, le lieu du crime de sa femme. Le Rift. Elle l’avait trompé dans Le Rift. Ça lui rappelait des requins nageant au-dessus d’un atoll, avec une belle eau cristalline, des coraux et du sable blanc ; ce que toutes les agences de voyages affichent sur leur devanture pour faire rêver.

Sa femme était retournée tous les jours au Rift. Elle y retrouvait son amant puis elle essayait les robes. Elle riait souvent, et Charles avait beau ne pas l’entendre, son visage ne mentait pas.

Quand elle rentrait le soir, elle feignait de travailler dans un supermarché. Des semaines épuisantes, des clients entêtés. Malgré tout, elle n’oubliait jamais de lui demander comment s’était passée sa journée. Qu’aurait-il pu lui dire ? « Chérie, je connais tous tes mensonges et je t’observe chaque jour depuis des semaines avec l’espoir de te voir revenir. »

Charles était incapable de lui dire la vérité alors il était devenu comme elle ; il lui répondait que tout s’était bien passé, sans s’embêter à détailler.

Un jour, elle l’avait accusé de mentir, de lui cacher quelque chose, de la tromper. L’instinct féminin, qu’elle lui avait dit. Un homme qui ne raconte pas en détail sa journée, c’est un homme qui va voir ailleurs. Elle avait pleuré. Il lui avait répondu que non, que son travail était ennuyeux et qu’il préférait parler d’autre chose.

Elle s’en était satisfaite, et Charles s’était demandé pourquoi elle avait passé aussi vite l’éponge. Puis, alors qu’il rentrait à la maison d’une balade en forêt et que Laurine chantonnait dans la cuisine, il avait compris. Ce n’était pas lui qui l’avait rassurée ; elle s’était rassurée elle-même. D’ailleurs, après leur conversation, Laurine s’était toujours montrée détendue.

Charles avait continué d’observer les deux amants. Un jour ensoleillé, alors qu’il mourait de chaud, jumelles vissées sur le crâne, penché vers les vitres qui donnaient sur la grande avenue, il les avait vus filer ensemble dans une magnifique voiture rouge aux lignes de caractère. Le même modèle qu’il avait hérité de son père et qu’il avait vendu pour eux, pour elle.

Charles en avait décidé que c’en était assez. Il était retourné dans ce magasin de pêche, avait acheté de la corde et du ruban adhésif. Le vendeur l’avait reconnu. Il lui avait souri, avec sa grosse barbe aux teintes d’arbuste brûlé et des dents de devant en moins. Un sourire de croque-mitaine, comme s’il avait tout compris.

L’homme qui avait goûté aux lèvres de sa femme, Charles l’avait reconnu dès l’ouverture du magasin. Après des semaines à l’observer et à s’imaginer lui tordre le cou, il ne pouvait pas le rater.

La galerie marchande venait à peine d’ouvrir ; aucun visiteur ne viendrait dans le magasin. Charles connaissait ses habitudes, celles de ses clients. Tout cela l’avait rassuré et aidé à le frapper d’un coup de poing rageur. L’homme s’était écroulé contre un banc en bois. Son crâne avait fait « tchac », puis il n’avait plus bougé. Charles l’avait ensuite tiré dans l’arrière-boutique puis il s’était attablé sur son bureau.

Il avait écrit une lettre d’adieu. Sa femme ne connaissait pas son écriture. Elle ignorait même qu’il avait appris à le faire et que son ancien patron l’employait pour envoyer ses propres lettres. Charles l’avait déposée sur son bureau puis il s’était accroupi à côté du corps inanimé de l’homme qui avait partagé ce qui ne devait l’être. Charles avait pris ses clés de voiture puis il s’était enfui avec.

Le corps dans le coffre. Évidemment. Et qu’il en avait pris du plaisir, à conduire cette voiture à travers une dernière balade à travers la campagne ! Elle s’était enfoncée en silence dans un lac.

Ni maison ni voiture à la ronde, aucun témoin.

Laurine avait cherché son amant plusieurs jours durant. Charles l’avait observée attendre dans la boutique qui était demeurée fermée jusqu’à ce qu’un gardien vienne de lui-même abaisser les volets. Laurine avait ensuite appelé la police. Ils étaient venus sur place faire des constatations. Sans jamais rien trouver, heureusement.

Charles avait vu le maquillage de sa femme se répandre sur ses joues. Ça l’avait rendu triste. Ce jour-là, quand elle était entrée, Laurine ne lui avait pas demandé comment s’était passée sa journée. Non, elle était montée se coucher, sans un bruit. Il avait eu juste le temps de remarquer qu’elle s’était nettoyé le visage.

Un jour, un jeune homme s’était présenté au Rift. Il tirait les rideaux métalliques, vendait quelques robes tout au long de la journée et repartait chaque soir au coucher du soleil. Puis Laurine y était retournée, au Rift. Ils avaient discuté, s’étaient enlacés, puis elle s’était mise à y travailler. Elle arrivait tôt le matin et troquait ses vêtements débraillés pour un tailleur foncé, une chemise en dentelle blanche et des escarpins noirs. Elle triait les robes dans les rayons, les emmenait au pressing deux magasins plus loin parfois aussi.

Ils ne s’étaient jamais embrassés.

Charles avale sa salive.

— Oui, tu sais, le miroir du couloir que tu veux remplacer.

Elle l’observa, mine de dire pourquoi il me raconte ça maintenant.

— J’en ai trouvé un, de ces miroirs. Il était accroché au Starbucks et ils le vendaient à moitié prix dans un dépôt. On le reçoit la semaine prochaine.

— Oh, Charles, tu sais bien que nous n’avons pas les moyens…

— Il n’était vraiment pas cher. Et je t’ai racheté une robe aussi, comme ça tu pourras l’essayer.

Laurine sourit et replonge dans son livre. Charles observe les lignes de son visage, les rides qui sont apparues aux recoins de ses yeux après son chagrin d’amour.

Sa femme, il l’aime.

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