— Ne vous approchez pas plus !
Nimélys se tenait à un pas de l’ombre des grandes portes de la cité.
— Moi qui croyais que vous ne veniez que pour peindre ces maudits remparts… vous m’avez bien eu.
Il cracha par terre dans un râle si dégoutant que Nimélys aurait préféré être sourde. Il feignait la surprise, pour qu’elle le paie plus. Les marchands ne connaissaient que l’argent, et celui-ci plus particulièrement.
— Vous m’avez trompé, arnaqué, répéta-t-il en faisant de grands gestes qui balayaient l’air aride du désert.
Il pensait sûrement qu’en lui montrant son mécontentement, elle accepterait de lâcher quelques pièces supplémentaires.
Et il avait raison.
Il ronchonna à nouveau dans sa barbe :
— Vous me l’avez dit de vous-même, un trajet jusqu’à Minerve, deux jours à attendre le temps que vous remplissiez votre toile de peinture, puis nous devions repartir (Plus il parlait, plus il haussait le ton) que voulez-vous réellement ? Me tuer à cause de la malédiction ?
Nimélys ne daigna pas se retourner vers lui. Elle observait les imposants remparts d’une centaine de mètres de haut converger vers un ouvrage en bois tel qu’elle n’en avait jamais vu.
— Le double du prix, oui, le double (elle l’entendit maugréer, se parler à lui-même, puis revenir à la charge en s’approchant d’elle) c’est bien le prix que ça vaut de se mettre autant en danger, à la merci de la malédiction !
La malédiction. Un mot qui charriait beaucoup de peur. Une histoire inventée par des guides et des marchands pour soutirer de l’argent aux plus naïfs.
Nimélys n’était pas dupe, elle connaissait la vérité derrière ces portes immenses, mais elle avait également besoin de ses compétences. Sans gardien pour veiller sur les chameaux, quelqu’un d’assez téméraire pour s’approcher lui subtiliserait dans la journée ; elle n’aurait plus de moyen de repartir.
— C’est d’accord, souffla-t-elle en se tournant vers Danis.
Son visage était enfermé dans des étoffes sombres. Elle, au contraire, laissait ses cheveux à la merci du vent.
— Mais c’est la dernière fois que tu augmentes ton prix.
Il s’abaissa en signe de respect et du pacte nouvellement conclu. Elle sut qu’il souriait derrière son voile.
— Vous avez ma parole, mademoiselle. Je vais monter le camp pour la nuit.
Il lui tourna le dos et repartit vers le campement, installé sur un plateau rocheux entre deux dunes protectrices. Nimélys se doutait que Danis jubilait de l’avoir extorquée, mais qu’importe, sa quête nécessitait de telles dépenses.
Les murs de la cité flamboyaient. Des statues géantes avaient été construites entre chaque tour de guet. Des monarques assez puissants avaient érigé ces statues millénaires pour que le monde se souvienne d’eux. La seule trace de leur passage dans ce désert.
Sauf que le monde les avait oubliés. Aucun historien ne parvenait à deviner leur identité.
Ils n’avaient pas anticipé la chute de Minerve. La cité qui abritait autrefois de vastes richesses n’était plus que l’ombre d’elle-même. Lorsque ses portes s’étaient éternellement refermées, leurs souvenirs s’étaient retrouvés piégés à jamais.
Demain, Nimélys pénétrerait à l’intérieur.
— Vous êtes têtue comme un âne !
Nimélys déposait des buches dans les braises. Danis l’observait, incrédule.
— Vous m’avez payé pour cette tente. Je me suis cassé le dos à la monter, et voilà que vous préférez dormir près du feu. Que cherchez-vous à faire ici, mourir de froid ? Vous faire piquer par un scorpion ?
— Je dors ici cette nuit. Tâche d’alimenter le feu dans la nuit si les flammes faiblissent, il ne doit pas s’éteindre.
Il l’observa un instant, le visage découvert cette fois-ci, sa bouche entrouverte ceinturée par une barbe brune clairsemée.
— Très bien, très bien ! répondit Danis en frappant des mains.
Nimélys sentit qu’une question lui brûlait les lèvres à son intonation. Sa voix ne s’était pas étouffée à la fin de sa phrase. Elle l’observa ramasser quelques bûches, les disposer près du feu, lui jeter un regard en coin, puis s’approcher à nouveau. Son visage s’étirait en une grimace malodorante.
— Si vous ne dormez pas dans votre tente, puis-je ? La mienne est plus vétuste, et le couchage fait si mal au dos. L’âge ne m’a pas fait de cadeau, à voyager sans cesse. Et si vous sa-
Nimélys ne l’écoutait plus. Il simulerait tous les malheurs du monde pour arriver à ses fins. Si prévisible.
— Fois, j’ai tellement porté de tentes qu-
Elle le coupa dans son élan.
— Fais comme chez toi, maintenant laisse-moi dormir.
Il la remercia et s’éclipsa derrière les tentures.
Nimélys avait passé des semaines près des bordels et des échoppes de Kachir, la cité plus proche de Minerve, qu’ils pensaient maudite. Elle attirait les touristes des confins du monde et des marchands en avaient tiré avantage pour créer une cité mercantile. Ils y vendaient épices, fourrures, encens, feuilles de thé, mais également des excursions aux abords de Minerve. La plupart d’entre eux ne s’aventuraient qu’à quelques kilomètres de distance. Ils ne croyaient pas à la malédiction, mais cette peur feinte leur permettait d’économiser du temps de trajet et de demander des frais supplémentaires pour les plus courageux. Danis s’était crispé lorsqu’ils s’étaient approchés plus que de raison, et n’avait pas manqué à réclamer son dû.
Elle avait fait tinter plusieurs pièces entre elles dans sa main.
Il n’avait pas pu lui dire non.
Il n’aurait jamais pu le faire.
Danis s’était ruiné en dépensant toutes ses économies dans des maisons de joies en quelques semaines. Nimélys avait épié chacun de ses clients, surveillé chacune de ses ventes. Elle se demandait même s’il n’était pas endetté. Quand elle s’était approchée de lui, un sourire béat de touriste naïf, il s’était frotté les mains.
Elle lui avait proposé assez d’argent pour qu’il puisse continuer sa routine libidineuse, elle sut qu’il n’aurait jamais refusé.
Pour rien au monde.
L’un des chameaux blatéra. Nimélys entendit des bruits de pas, le sable se tasser sous le lourd poids d’un homme avide. Danis jeta une coupole de liquide dans le feu, qui crépita et affola les ombres autour d’eux. Nimélys se releva d’un bond, prête à le tuer.
— Ne refais plus jamais ça, dit-elle en pointant son bras vers lui.
Une odeur de miel lui parvint aux narines.
— Pardon, pardon, mille excuses (il s’abaissa et joignit les paumes de ses deux mains) ce n’est que de l’encens, pour éloigner les mauvais esprits.
— Nous n’avons pas besoin de cela, surveille le feu cette nuit, siffla Nimélys du bout des lèvres.
Danis se retrancha dans sa tente sans un mot, les voiles de l’entrée retombèrent derrière lui.
Nimélys observa les flammes danser. La voix de son frère résonnait son crâne. Il l’avait prévenue plus d’une fois que cette quête était vaine et que seule une âme folle partirait à la poursuite d’une eau magique.
« Un doux rêve, une chimère pour les plus naïfs et un mirage pour les plus voyageurs. »
Elle avait passé des semaines sur la route et attendu encore plus longtemps pour se retrouver ici. Pendant un temps, elle avait fini par le croire, jusqu’à ce qu’elle tombe sur Danis. Il lui avait pris presque la totalité de son argent, mais qu’importe ; la vie de sa grand-mère comptait plus qu’une somme rondelette.
Nimélys rajouta deux nouvelles bûches dans le feu. Elle observa la flamme glisser sur elles en crépitant comme des charbons ardents, puis elle s’endormit, le visage baigné par leurs lueurs.
***
Le soleil lui picotait déjà la peau quand elle se réveilla. Nimélys se tordit sur sa couchette et massa son bras engourdi sur lequel elle avait dormi toute la nuit. Le feu s’était éteint, Danis ne l’avait pas alimenté comme elle lui avait demandé.
Son plan avait fonctionné. L’étude de l’astronomie lui avait permis de calculer la courbe du soleil qui se levait maintenant derrière elle et lui réchauffait la nuque. Les défenses de la cité étaient au plus faibles, malgré qu’une tache d’ombre persistait sur le sable. Les plus érudits n’ayant jamais pu l’expliquer, ils l’avaient associé à la malédiction.
Elle avait une chance.
Nimélys grignota quelques dattes, but quelques goulées d’eau, et attacha ses cheveux en un chignon solide. Les dromadaires dormaient d’un œil, allongés sur leurs quatre pattes.
Danis garderait le camp deux jours, un temps bien plus que suffisant pour lui permettre d’aller récupérer ce qu’elle cherchait. Elle fouilla dans l’un de ses bagages et en tira une gourde en cuir ainsi qu’un nécessaire à feu, qu’elle accrocha à sa ceinture.
Il ne lui manquait plus qu’à rassembler son courage.
Elle foula le sable jusqu’à l’ombre des remparts. Il y avait une centaine de mètres d’obscurité, tout au plus, ce qui était une limite raisonnable pour qu’elle puisse atteigne les portes. Les légendes racontaient qu’il existait un mécanisme simple pour ouvrir les battants, mais qu’il demeurait invisible au commun des mortels.
Elle espérait qu’il daigne fonctionner, après ces milliers d’années à rester inanimé.
Ses mains s’illuminèrent d’un éclat plus pur que le soleil encore. Elle sentait le feu fuser à travers ses veines, sa magie couvrir ses bras d’or. Elle inspira deux fois, comme le lui avait appris sa grand-mère, puis elle s’élança.
La pression de l’obscurité lui frappa le visage et lui enserra les cotes. Les ombres se défendraient férocement.
Elles étaient des adversaires depuis la nuit des temps, et Nimélys n’était pas une gardienne de la paix.
Les premiers ennemis accoururent vers elle. Des silhouettes à l’apparence humaine, aux crocs et aux griffes acérées du même noir obscur que leurs âmes. Elles ne naissaient que pour défendre ce lieu à tout prix.
Nimélys les fendait avec ses bras de lumière. Les ombres trépassaient sous ses coups, mais des vagues inlassables d’assaillants fusaient vers elle. Elles parvinrent à l’entourer, et Nimélys tournoya dans une danse mortelle pour se libérer et avancer de quelques mètres vers la porte.
Ses bras brûlaient d’effort, les muscles de ses épaules n’en pouvaient plus à force de mouvements. Ses cuisses commençaient à se durcir, elle crut qu’un instant qu’elles se crisperaient.
Un couloir se dégagea. Il ne lui restait plus que quelques mètres.
Nimélys décolla soudainement le sol et percuta le sable, avant que quelque chose ne la tire en arrière. Une ombre lui avait attrapé le pied. Elle sentit ses ongles transpercer son pantalon, lui lacérer la peau. Nimélys hurla puis la réduisit au silence d’un coup perçant. Elle se releva et élimina les soldats ténébreux accumulés autour d’elles.
Elle était si près du but. Les portes blindées ressemblaient à la limite du monde, d’une apparence immortelle. D’autres silhouettes s’étaient massées devant elle, comme une armée recroquevillée derrière des boucliers. Combien y en avait-il, vingt, trente ?
Elle ne devait pas avoir peur.
Surtout pas.
Elle en élimina une dizaine. Sa sueur s’accumulait sur chaque parcelle de son corps. Elle sentait ses affaires lui coller à la peau, ses aisselles et son entrejambe s’irriter à force des mouvements.
L’armée d’ombres se resserrait autour d’elle.
Nimélys cabra vers l’avant et poussa sur ses cuisses dans un ultime effort. Elle atteignit la porte, fit crisser ses bottes sur le sable.
Nimélys palpa à l’aveugle les gravures d’acier et de bois marqués par le temps, tout en se défendant. Elle crut ne jamais trouver de verrous et mourir plus d’une fois.
Sa main heurta un carré de métal chaud.
Il s’agissait d’une inextinguible chaleur, de la magie ancienne, celle-là même qui illuminait son bras. Nimélys tâta l’encoche, y découvrit un renfoncement en forme de main. Elle y enfonça ses doigts, puis sa paume.
Un bruit terrifiant gronda sous ses pieds, comme si tout le sable autour d’elle était aspiré vers les Enfers Magmatiques. Nimélys crut qu’elle se noierait, mais une vague imposante lui fit prendre de la hauteur. Elle escalada jusqu’au sommet.
Un fin trait éclatant l’aveugla entièrement. Elle couvrit son front d’une main fébrile. Les portes s’ouvraient. Les nuées de gardes autour d’elles reculaient face à la lumière.
Le bruit cessa et les battants de plusieurs mètres de bois d’épaisseur s’immobilisèrent. Nimélys se pétrifia, craintive, alors que le silence s’emparait des lieux.
Le grondement reprit. Les vagues de sable poussées par les portes se mirent à nouveau à confluer vers elle dans un hurlement d’acier maltraité. Nimélys lutta pour ne pas se faire submerger et s’engouffra à l’intérieur. La cité se referma dans un éclat de tonnerre.
Épuisée, le souffle coupé, elle découvrit ce dont elle avait rêvé ces derniers mois.
Des habitations aux murs vétustes s’élevaient en degrés et en escaliers sur plusieurs mètres de haut. Il n’y avait plus âme qui vive, plus d’étoffes qui virevoltaient au vent, de jarres pleines à craquer d’eau et de nourriture.
Tout s’était évaporé.
Seul un léger sifflement animait cette cité à l’agonie.
Les bords de certaines résidences avaient été grignotés et le sable s’était entassé en collines par endroits. Nimélys gravit des escaliers et dévala d’innombrables marches à la recherche de la fontaine qui lui permettrait d’emporter l’eau qui soignerait sa grand-mère. Elle découvrit des pièces dépourvues de toute décoration, se faufila dans ce qui ressemblait à d’anciens jardins et dont seuls des fragments de poteaux de bois demeuraient.
Sa grand-mère lui avait narré l’histoire de l’antique civilisation qui avait habité Minerve. Des marchands, joaillers, trafiquants d’animaux sauvages en quête de richesse. Ils avaient joui d’affaires lucratives avant de disparaître à jamais.
Nimélys chercha un moyen de monter sur les murailles ; un escalier dérobé, une entrée cachée ? Elle s’imaginait un chemin de ronde, mais la surface des murs demeurait désespérément plane ; rien qui lui indiquait que quiconque avait pu jadis grimper au sommet.
Laissant tomber l’idée d’un perchoir pour mieux scruter la cité, Nimélys se perdit dans un dédale de couloirs dans un ancien quartier. Elle passa la matinée à arpenter Minerve, sans rien trouver. Chaque fois qu’elle découvrait une nouvelle fontaine et son réservoir vide, une pointe de déception l’assaillait.
Nimélys s’immobilisa face à un escalier béant. Il s’enfonçait dans l’obscurité. Des torches autrefois accrochées aux murs avaient dégringolé les marches. Elle était passée plusieurs fois devant cet escalier, sans jamais oser s’engouffrer à l’intérieur. Le vent frappa son visage comme le rappel du temps qui s’écoulait.
Elle récupéra un flambeau, dont le tissu s’était désolidarisé du manche. La compotée inflammable s’était évaporée, heureusement, elle en avait ramené un bol de la taille de sa paume. Nimélys en imbiba la torche, sortit un bout de verre d’une de ses poches et l’orienta vers le soleil. Un filet de fumée apparut, puis une timide flamme émergea et embrasa la totalité du liquide visqueux.
Nimélys s’enfonça dans les ténèbres. Les murs étaient composés d’immenses blocs de pierre écornés. Des couloirs adjacents avaient été creusés dans le sous-sol ; ils ne menaient nulle part. Elle continua jusque dans une alcôve qui la mena jusqu’à une pièce circulaire ornée de fontaines taries.
Elle marcha sur une plaque qui s’affaissa sous son poids.
Le sol s’effondra sous ses pieds.
Elle chuta sur un matériau moins dur que la pierre qui craqua sous son corps. Elle ne s’était pas blessée, mais l’idée de mourir ici et de ne jamais revoir la lueur du soleil la terrorisait. Mourir ici, dans l’obscurité la plus totale ?
Elle casserait ses ongles pour grimper les murs jusqu’à ce qu’ils la vident de son sang, s’il le fallait.
Sa torche baissait en intensité.
Deux ombres affluaient déjà dans sa direction, prêtes à la dévorer.
Ses bras s’embrasèrent, mais leur faible lueur ne suffirait pas à la protéger. Elle taillada l’ennemi le plus proche et en pourfendit un deuxième tout en avançant. Leur râle d’agonie résonnait comme un instrument de torture. Elle trébucha sur des gravats. Seule une faible étincelle d’espoir éclairait le couloir. Au-delà, elle entendait les fracas d’une armée qui s’avançait.
Ses jambes se mirent à trembler, et des spasmes la prirent à la gorge, tant la menace qui l’approchait l’effrayait. Elle parvint à se frayer un chemin jusqu’au bâton de bois, dont la vie semblait prête à s’envoler à chaque instant. Elle souffla sur les braises. La lumière l’entoura progressivement et les ombres à son contact hurlèrent de douleur.
Toutes disparurent.
Nimélys put enfin comprendre là où elle avait atterri. Un couloir exigu, au plafond assez bas pour que les plus grands Hommes dussent baisser la tête, et des murs de pierre humides, dont les stries étaient colmatées par de la mousse.
Elle s’engouffra dans une large salle à colonnade. Le toit était percé de rais de lumière. Toutes les ombres s’étaient évaporées, sauf une qui se tenait au centre de la pièce, immobile. Nimélys sentit qu’elle l’observait. Elle avança dans sa direction, torche tendue vers elle pour la faire fuir. L’ombre ne recula pas d’un pouce.
Quelque chose en elle lui soufflait de ne pas l’éliminer, alors même qu’elle avait passé sa vie à le faire.
La silhouette avança vers elle. Nimélys tressauta. Elle pensait furieusement à sa magie, qu’elle pouvait l’anéantir à tout instant.
Elle n’en fit rien.
L’ombre s’éloigna jusqu’à un couloir adjacent et se retourna vers elle. D’un mouvement de bras, elle l’invita à la suivre. Nimélys l’observa disparaître, sans bouger.
Jamais elle ne suivrait l’un de ses ennemis.
Elle grimpa sur l’une des colonnes échouées, qui lui permit de se hisser à l’extérieur. La ferveur du soleil sur sa peau la fit frémir. Elle sentit la soif l’envahir, mais à défaut de retourner à l’intérieur du couloir qu’elle venait de fuir pour lécher l’eau qui suintait des murs, elle préférait encore lutter contre une fièvre nébuleuse.
Nimélys passa plusieurs heures à arpenter la cité, sans jamais trouver ce qu’elle cherchait. Le soleil s’abaissait au-dessus d’elle et menaçait de disparaître derrière les remparts. Quand Minerve serait plongée dans la nuit, elle serait à la merci de ses ennemis.
Elle devait trouver cette fontaine. Il ne lui fallait qu’une louche de son eau, sa gourde sonnait désespérément vide à chacun de ses pas. Nymélis grimpa un long escalier qui sinuait au-dessus de nombreuses habitations. Elle se retrouva à plus d’une dizaine de mètres de haut, entourée de tours de guet et de chemins de ronde. L’un d’eux la mena jusqu’à une pente lisse et raide, un ancien canal d’où s’écoulait de l’eau, de plusieurs mètres de largeur. Elle le descendit prudemment, puis suivit un renfoncement incurvé jusqu’à ce qu’il disparaisse dans un mur ocre.
Elle commença à paniquer.
Il ne lui restait que peu de temps avant que l’obscurité ne tombe.
Et l’obscurité tomba.
Nimélys alluma d’autres torches pour couvrir ses déplacements. Le soleil n’était plus qu’une ligne de lumière au-dessus des remparts et éclairait juste assez la ville pour qu’elle puisse distinguer ou aller.
Ses ennemis se camouflaient à chaque coin de rue.
Elle s’arrêta brutalement au bout d’une impasse dont elle empruntait le chemin depuis un moment déjà. Au-dessus d’elle, à un mètre de distance, les pieds ballants, une ombre l’observait.
Elle sut qu’il s’agissait de la même ombre qu’elle avait laissée en vie, qui l’avait suivie toute la journée et épiée comme si elle n’était qu’un jouet digne de curiosité.
L’ombre se releva et recula de quelques pas en arrière sur les marches supérieures. D’un mouvement du bras, elle invita Nimélys à la suivre.
Elle l’observa s’éloigner, à bout de souffle. Nimélys s’était aventurée dans plus de maisons qu’elle n’avait pu compter, avait traversé plus de jardins qu’elle ne pouvait se remémorer.
Elle n’avait rien trouvé.
Rien.
Elle leva les bras et se hissa sur le muret. L’ombre la toisait de toute sa hauteur, et au lieu de l’attaquer, elle lui tourna le dos en direction d’une habitation, plus reculée, moins impressionnante que les autres.
Son cœur s’emballa. Sa gorge était serrée, sa salive ne suffisait plus pour l’humidifier.
L’intérieur de l’habitation était semblable à tout ce que la cité lui avait offert : des murs en calcaire ocre et beige, un sol était strié de zébrures. Mais aucune de ces habitations n’avait laissé Nymélis bouche bée.
Une fontaine avait été construite au milieu d’un renfoncement circulaire, situé dans une petite placette. Son réservoir débordait d’eau. Ce qui était impossible, car le désert aspirait chaque goutte de sueur qui daignait se montrer.
Il ne pouvait s’agir que de magie.
Celle dont elle avait rêvé depuis des mois.
L’ombre s’en approcha et ramassa une louche entre ses mains. Comme un coup du sort le reste de l’eau contenue dans le réservoir s’évapora en un instant. Nymélis laissa s’échapper un gémissement entre ses lèvres gercées. Tuer cette ombre signifiait éparpiller ce qui restait de cette eau sur le sol, lui dire à jamais adieu.
Sa grand-mère mourrait si elle ne lui ramenait pas.
Mais elle ne voulait pas non plus s’approcher désarmée.
Elle était coincée, face à cet ennemi qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle avait pu croiser. L’ombre l’observait, immobile. Nimélys avança sa torche et fit disparaître un bout de son pied spectral dans la lumière. Aucune complainte ne vint troubler le silence de la pièce.
Elle ne riposta pas non plus.
Nimélys tremblait, ses bras brûlaient de trancher cette ombre pour qu’elle puisse s’enfuir d’ici.
Elle déposa sa torche sur le sol dans un lent mouvement, tout en scrutant son ennemi. Un affront à sa terreur, contraire à tout ce que lui criait son instinct de survie.
Sa lumière couvrait à peine ses pieds et son dos. Elle devait s’affranchir de sa peur, s’élancer vers ce qu’elle avait toujours craint. Les ombres habituelles n’étaient pas intelligentes. Celle qu’elle avait en face d’elle semblait plus réfléchie, observatrice.
Curieuse.
Comme si elle s’ennuyait. Comme si, durant ces centaines d’années à parcourir cette cité morte et glaciale, elle avait attendu que les portes et le monde s’ouvrent à elle.
Nimélys fit quelques pas en avant et décapsula sa gourde.
L’ombre esquissa un mouvement, avant de s’arrêter, car Nimélys s’était paralysée en la voyant bouger. Elle versa lentement l’eau dans son outre, sans un bruit. Elle ne dévoila pas ses crocs et ne sortit pas ses griffes rétractiles.
Nimélys recula, jusqu’à ce que la chaleur de la torche lui réchauffer les chevilles et les mollets puis elle s’éclipsa, presque honteuse d’avoir accepté un tel cadeau. Elle fonça à travers la cité immergée dans la pénombre, vers les portes dont le sommet étincelait encore au loin. Elle avait traqué les ombres toute sa vie, et voilà que l’une d’elles lui fournissait la magie nécessaire pour sauver sa grand-mère.
Nimélys déverrouilla le mécanisme, le monde gronda autour d’elle.
L’ombre qui protégeait Minerve s’étendait à perte de vue. Nimélys progressa dans le chemin de lumière. Les portes se refermeraient bientôt derrière elle. Elle trottina, incapable de courir à cause de la soif. Sa bouche était devenue pâteuse au fil des heures et l’eau dans sa gourde lui donnait l’atroce envie de la décapsuler.
Elle chassa cette pensée.
Mais elle revenait sans cesse. Son corps réclamait à boire, tandis qu’elle projetait du sable du bout des pieds. Le camp n’était plus très loin, les tentures s’affolaient sous le vent. Elle n’avait plus qu’à rejoindre Danis, lui dire de repartir et s’en aller à tout jamais d’ici. Il ne dirait mot, content d’économiser des jours d’attente.
Le campement était vide. Les traces des dromadaires avaient disparu, le feu s’était éteint. Danis s’était enfui et avait laissé les tentes sur place pour ne pas perdre de temps. Il avait abandonné Nimélys en plein désert.
La colère gronda à l’intérieur de ses entrailles alors que la chaleur tapait sur sa nuque. Nimélys observa les dunes et s’imagina rattraper Danis et le tuer.
Elle baissa la tête vers sa gourde, sa gorge en feu.
Et l’obscurité l’entourait.