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KHORAN

 

— Je ne le ferai pas.

Vanant lui avait soufflé son refus aussi fort que les rafales qui cinglaient les dunes du désert en jetant sa lame à ses pieds. Ce n’était pas la première fois qu’il changeait d’avis. Est-ce qu’il devait lui réexpliquer les enjeux de son plan pour qu’il daigne la ramasser ?

— Non ! Je connais ce regard, je te dis que je renonce.

Les menottes à ses poignets cliquetèrent pour appuyer ses propos. Khoran observa ses propres entraves et l’épaisse corde qui partaient de ses chevilles pour rejoindre celles de son compagnon. Pourquoi l’avaient-ils menotté à cet imbécile ?

Il loucha vers les autres esclaves qui piochaient les roches riches en métal, puis sur les gardes dispersés autour d’eux. Il ne vit qu’une trentaine de corps transpirants et délabrés par le soleil et l’effort. Ils étaient plus d’une centaine une semaine auparavant. L’astre lumineux qui baignait dans l’immensité bleue au-dessus d’eux brûlait leur peau et les tuait à petit feu.

— Tu préfères dédier ton existence à casser des cailloux pour enrichir celui qui t’a retiré ta liberté ?

— Je ne demande qu’à rester en vie, mais ça, tu le sais déjà mon frère, lui répondit Vanant.

— Par l’eau sacrée, pourquoi ne veux-tu pas entendre raison ? Mourir d’épuisement ne te permettra pas de revoir ta famille.

Khoran arma sa pioche et brisa quelques roches. Il avait remarqué du coin de l’œil que l’un des soldats les observait avidement. Est-ce qu’il avait deviné ce qui se jouait à quelques pas de son fouet ? Il détourna le regard pour dévier son attention.

Trop tard.

Le garde se dirigeait vers eux. Il lorgna sur les guenilles qui couvraient leurs corps frêles et les muscles atrophiés de leurs bras tâchés par le soleil. Le cimeterre accroché à sa ceinture de cuir se balançait au rythme de ses foulées. Une menace constante. Leurs armures étaient dissimulées sous des vêtements en lin beige, si bien qu’ils se camouflaient parfaitement dans le désert. Khoran avait failli se trahir plusieurs fois, car il ne les avait pas aperçus à temps. Il enterra plus profondément le poignard qu’il avait mis plusieurs semaines à se procurer en coulissant son pied sur le sable.

— Toi, là, le vieux ridé.

Le garde dévisageait Vanant. Le vieux ridé ? Son ami n’était son ainé que de quelques années et ils avaient tous deux moins de trente ans. Cet esclavage avait certes abîmé leur corps plus qu’il ne pouvait l’imaginer, mais sa jeunesse ne s’était pas évaporée.

Si seulement il pouvait se regarder dans un miroir, il avait passé trop de temps à vivre sans pouvoir se reconnaître !

Le garde s’approcha à quelques centimètres de lui et esquissa un sourire. Ses dents jaunies semblaient recouvertes d’or, mais son haleine putride expirait des relents de crasse. Il faisait danser son cimeterre du bout du poignet comme un rappel qu’il pouvait s’emparer de leur vie à tout moment.

— Demain, vous participerez à La Grande Acclamée du roi Damarius.

Khoran ne l’ignorait pas. Ils avaient été prévenus par le Chwali du campement en personne, si bien qu’il avait failli mourir de joie en l’apprenant.

— Savez-vous, es’clavès, ce que le Grand Roi Damarius ordonne de vous ?

La langue du garde claqua comme la queue d’un serpent à sonnette.

— Vous lui construisez ses temples et ses palais, alors il remercie tous vos efforts pendant La Grande Acclamée. Le Chwali voulait que ce soit clair dans vos têtes d’es’clavès car vous avez du mal à comprendre. Il fit une pause, puis appuya chacun de ses mots avec un zèle irritant.

— Vous n’aurez qu’à vous taire et lui faire des éloges. On vous demande de respirer, et rien de plus. Aucun mouvement, aucune remarque, aucun mauvais regard, compris ?

Il recula de quelques pas et tourna la tête derrière lui.

— Continuez à creuser maintenant !

Il s’éloigna à la hâte en criant vers un autre esclave qui s’était affalé sur le sable. Khoran examina Vanant qui s’était remis à sa besogne.

— Je respecte ton choix, mon frère, mais vois comme ils nous traitent. Notre vie ne vaut rien pour eux.

Vanant laissa son outil en suspens.

— J’implorerais l’eau sacrée pour qu’elle t’épargne la mort, Khoran, mais je ne peux pas me permettre de périr, pas après tout ce que nous avons enduré.

Khoran acquiesça, le cœur lourd.

— Je comprends ton choix mon frère. Je sais que c’est une décision difficile. Sache que je prierais pour que tu retrouves ta famille.

Du bout des pieds, il creusa précautionneusement dans le sable, là où il avait précédemment enterré son arme.

— Où est passée cette fichue lame ? Aide-moi à la retrouver Vanant.

Ils fouillèrent tous deux le sable à la recherche du couteau improvisé tout en veillant à casser suffisamment de rochers pour ne pas attirer à nouveau l’attention des gardes. L’arme s’était évaporée. Vanant cessa de creuser et le fixa, la mine inquiète :

— C’est le désert qui protège son maître, Khoran. Il t’envoie un signe que tu ne devrais pas négliger : tu risques d’échouer si tu t’obstines à vouloir tuer le roi. Il leva les yeux vers le ciel. J’avais déjà remarqué que le vent soufflait fort aujourd’hui. Le désert te murmure que toute ton entreprise est une erreur et que tu te diriges vers la mort.

Khoran observa ses traits tirés, la cicatrice qui longeait sa mâchoire saillante et ses paupières fatiguées. Il se demanda si son visage s’était autant creusé que celui de son ami. Il possédait toujours son autre lame, soigneusement dissimulée au campement. Son plan ne changeait pas.

S’il ne se délivrait pas lui-même, qui le ferait ?

Il passa une main dans ses cheveux grisonnants. En quelques mois, le désert les avait asséchés comme un fétu de paille.

— Le désert sait que je vais le quitter. L’oasis du roi Damarius, voilà où je me rendrais demain et où il trouvera la mort. Le vent peut bien chasser le sable comme il le fait tous les jours, cela ne change rien.

Les sourcils de son ami retombèrent. Il frappa la pierre devant eux, et Khoran se joignit à lui. Il ne le ferait pas changer d’avis, pas après tout ce temps.

 

 

***

 

 

Lorsqu’on vint le chercher pour la Grande Acclamée, Khoran était réveillé depuis de nombreuses heures. La douleur qui lui arrachait le poignet et qui s’étendait le long de son bras l’avait privé de sommeil. Allongé sous les longues feuilles ciselées des palmiers, il avait observé l’aurore, l’aube et la naissance de l’étoile de vie qui dardaient ses rayons lumineux contre sa peau hâlée.

Il releva lourdement ses jambes pour qu’on puisse lui ôter ses fers. Le garde le poussa plusieurs fois dans le dos et lui ordonna de rejoindre les autres esclaves amassés à l’orée du campement. Khoran jeta un regard en coin vers Vanant. Pourquoi ne venait-il pas ? Il préféra se taire plutôt que de risquer des coups de fouets, ou pire, de devoir rester au camp attaché à un piquet. Il avait entendu son ami murmurer ses prières toute la nuit durant avant que le sommeil ne l’emporte, il méritait bien un peu plus de sommeil.

Sa blessure au bras gauche ne s’arrêtait pas de saigner malgré le bout de tissu qu’il avait découpé de ses guenilles pour ralentir l’écoulement. Quelques gouttes s’échappèrent pendant la traversée de ce campement qu’il ne reverrait jamais. Ils longèrent les tentes des soldats avant de s’arrêter près de longs pieux enfoncés dans le sol. On l’attacha plus solidement qu’à l’accoutumée à l’un d’eux. Les gardes ne prendraient pas le risque que l’un d’eux s’échappe sans entraves aux pieds. Si l’on retrouvait un esclave déambuler au milieu des jardins du Roi, les gardes en seraient les premiers responsables.

Ils attendirent un moment dans le sable. Certains esclaves en profitèrent pour se rendormir, d’autres s’allongèrent dans les carrés d’ombre restants et Khoran avisa également quelques-uns d’entre eux s’étendre à la merci des rayons du soleil levant.

Ils abandonnent leurs corps au soleil. Ces hommes n’ont plus d’espoir, pensa-t-il.

Les soldats s’empressèrent de les réunir et de préparer le départ lorsque le Chwali en personne vint les sermonner dans leurs tentes. Leur lente procession de chaînes et d’âmes meurtries se mit en marche sous les hurlements incessants du chef de camp.

Ils grimpèrent les dunes et longèrent leurs crêtes. Ses pieds s’enfonçaient jusqu’aux chevilles dans les traces des esclaves qui marchaient en une ligne continue devant lui. Khoran sentait ses entraves lui arracher la peau et le sable lui mordre la chair. La douleur était insupportable et il n’arrivait pas à en faire abstraction. Il serra les dents, personne ne lui donnerait l’occasion de panser ses plaies. L’opportunité de voir le Roi ne s’était jamais présentée en plusieurs mois, il devait continuer. Un ultime trajet. Il le fallait pour la mise en route de son plan. Il supporterait ces chaînes et leurs douleurs même si elles lui raclaient les os.

Khoran observa les montagnes à l’horizon au sommet d’une dune. Personne ne savait ce qui se trouvait derrière cette barrière naturelle, et aucun homme n’avait réussi à se hisser jusqu’au sommet ; à ce que l’on disait autrefois. Cela avait peut-être changé depuis le jour où il avait quitté le Palais de son père, le jour de sa déchéance.

Les silhouettes orangées des montagnes se rapprochaient à chaque dune qu’ils grimpaient et disparaissaient à chaque fois qu’ils les descendaient. Le vent soufflait le sable sur leurs corps et les sculptait comme l’eau sculpte la roche. Khoran le sentait s’immiscer dans ses vêtements jusqu’au creux de son nombril.

Ils ne firent aucune pause. La seule oasis qu’ils croisèrent s’était desséchée depuis longtemps. Les gardes semblaient aussi épuisés qu’eux, mais les gourdes qu’ils vidaient tour à tour leur redonnaient des forces. Khoran sentait sa gorge se resserrer chaque fois qu’il voyait l’un d’entre eux se désaltérer. L’un des esclaves, sûrement plus desséché qu’un raisin sec, s’écroula les genoux dans le sable et les implora de lui verser quelques gouttes d’eau sur la langue. Il n’eut comme réponse qu’un coup sur la tête et son visage enfoncé dans le sable brûlant.

Khoran sentit son envie meurtrière s’accroître à mesure qu’il réalisait qu’ils ne s’arrêteraient pas. Depuis son emprisonnement, il n’avait jamais parcouru une si grande distance. Vanant lui-même s’écroulerait après un tel parcours, et l’eau sacrée elle-même savait qu’il avait une incroyable endurance. Khoran cligna des yeux pour chasser un grain de poussière. Il espérait que son ami reverrait sa famille un jour. Son ami avait renié son plan dans l’espoir de survivre assez longtemps pour acheter une liberté illusoire.

L’idée même de travailler assez pour se libérer sonnait si faux dans son esprit qu’il ne l’avait jamais pris au sérieux. Ils ne cesseraient de briser ces roches que lorsque le Roi Damarius en aurait assez de ses Palais et de ses monuments. S’il avait appris une chose, c’est qu’un monarque ne se rassasiait jamais d’imposer son pouvoir sur ses sujets.

Jamais on ne leur donnerait, il leur fallait l’arracher.

Khoran remarqua que la longue silhouette ininterrompue des montagnes se coupa en deux. Une langue de sable se prolongeait jusqu’aux falaises et continuait à l’intérieur d’une cuvette. Ils s’engagèrent entre les deux parois qui paraissaient toucher le ciel. Elles étaient bien plus hautes que dans ses souvenirs. Au loin, une figure verdoyante se détacha des formes abruptes et droites des roches. Une oasis, les jardins du Roi.

Ils levèrent tous les yeux vers les terrasses construites au bord des falaises, et ralentirent le pas. Des palmiers et une multitude d’arbres qu’il ne connaissait pas virevoltaient au gré du vent piégé dans la cuvette. Khoran faillit s’évanouir de joie d’enfin voir de la végétation d’aussi près. Des canaux alimentés par des cascades irriguaient des bancs de verdures. Après des mots à côtoyer le désert, ces paysages lui parurent irréels.

Ils suivirent les gardes le long d’un courant d’eau qui se perdait entre des saules pleureurs aux langues de bois et des arbustes aux baies du même noir que ses yeux.

Sans prévenir, l’un des esclaves plongea dans le canal, entraînant ceux devant et derrière lui dans sa chute. Ils s’immobilisèrent et les gardes grommelèrent. Il fut tiré de l’eau sans sommation et maintenu sur ses genoux. L’une des silhouettes beiges déchira les dernières lamelles de lin qui protégeaient sa peau humide et lui assena plusieurs coups de fouet. Khoran baissa la tête, plus pour réfréner son envie d’approcher cette eau que pour s’épargner un spectacle auquel il avait souvent assisté ces derniers mois.

Il entendit un éclaboussement. L’esclave s’était écroulé en avant et était retombé dans le courant. Les gardes retenaient ses jambes sur la rive tandis que son buste dérivait dans l’eau. Les canaux n’étaient pas très profonds ; Khoran estimait qu’ils lui arrivaient jusqu’à la moitié des mollets et lui-même n’était pas très grand, pourtant, l’esclave risquait de se noyer.

Ses plaies causées par les coups de fouet nimbèrent les flots cristallins d’une marée pourpre. Le même soldat, qui avait retroussé sa corde en cuir autour de son avant-bras, s’approcha et lui enfonça la tête dans l’eau. L’esclave battit des bras, incapable de secouer les jambes, puis le garde s’agenouilla sur son dos. Il cessa de remuer après quelques instants. Les muscles crispés de ses membres qui se contractaient pour élever son buste hors des flots s’évanouirent et furent redressés par le courant. Ils l’avaient tué dans le seul espoir qui motivait ces hommes à traverser un désert. Que l’eau sacrée l’accompagne dans l’au-delà.

Les gardes se relevèrent, indifférents à son sort. Ils traînèrent son corps dans l’herbe, défirent ses liens, jaugèrent du regard tous les autres esclaves qui pouvaient profiter de cet instant pour s’enfuir, puis ils rattachèrent les deux groupes entre eux. Khoran observa le garde qui s’était accroupi sur ce pauvre homme. Ses yeux lançaient des éclairs acérés. Il le fixa, en signe de défi, mais le soldat ne le remarqua pas. Il était si aisé de s’en prendre à des gens meurtris, désarmés et enchaînés.

Ils reprirent la marche et laissèrent le cadavre trempé derrière eux. Lorsqu’ils tournèrent à un angle, Khoran aperçut d’autres soldats s’en saisir et le transporter. Où l’emmenaient-ils ? Est-ce qu’ils creusaient des cimetières pour les esclaves ? Il était certain que son corps serait jeté dans une fosse commune sans un regard et qu’il serait brûlé en même temps que des milliers d’autre. Pourquoi auraient-ils de la considération pour une marchandise périmée ?

Il observa les terrasses en contrebas. Chacune d’entre elles était si grande qu’elle semblait capable d’accueillir des milliers d’hommes et de femmes. La végétation luxuriante s’y prélassait et s’abreuvait des canaux qui s’échouaient en cascade vers les terrasses inférieures. Les flots croisés rejoignaient un bassin bordé de palmiers au centre de la vallée.

Une esplanade de pierre blanche s’étirait sur des kilomètres de distance, parsemée de colonnes qui y poussaient comme des arbres. Une armée entière y était stationnée ; deux groupes avaient été découpés et placés autour d’une allée centrale sur toute la surface disponible.

Ils suivirent un chemin qui serpentait au milieu de figuiers, d’amandiers et d’oliviers et descendirent les terrasses une à une. Khoran observa les gardes empoigner quelques fruits, s’abreuver d’une louche d’eau et décortiquer quelques noix. Si ces mets leur étaient formellement interdits et passibles de la peine capitale, cela ne semblait pas le cas pour les serviteurs du roi.

Ils empruntèrent finalement un escalier. Arrivé au bout, Khoran tourna la tête derrière lui et peina à croire qu’ils étaient descendus si bas. Les terrasses s’élevaient à des dizaines de mètres au-dessus d’eux comme des rêves inatteignables. Ils foulèrent une route pavée du même matériau que l’esplanade et qui s’étirait sur les côtés pour s’engouffrer à l’intérieur de pans de roches qui supportaient les jardins. Des blocs de pierre aussi hauts que des palmiers et plus épais encore que des murailles protégeaient des cavités construites pour des géants. Des escaliers avaient été creusés à l’intérieur et s’enfonçaient dans les entrailles du canyon à la lueur de quelques torches. Bien qu’il aurait aimé en voir le fond, les chaînes rappelèrent à Khoran qu’il n’était pas libre. Il fut traîné en avant et manqua de trébucher. L’un des gardes le toisa d’un œil inquisiteur.

— La prochaine fois que tu essaieras de satisfaire ta curiosité, je te les fais dévaler ces escaliers.

Leur groupe atteignit le bord de l’esplanade, ils se faufilèrent par l’arrière le long d’une vaste rampe. Les esclaves étaient ordonnés en un millier de lignes surveillées par une armée entière d’épée et de lances. La Grande Acclamée permettait au Roi Damarius de remercier chaque année les efforts de ces hommes et ces femmes qui construisaient les grands monuments de son empire. L’un de ses amis lui avait raconté qu’aucun esclave n’avait assisté deux fois à la cérémonie. Leur espérance de vie n’étant pas élevée, ils finissaient par mourir dans l’année avant de pouvoir être sélectionnés pour la suivante, s’ils l’étaient.

Najas.

Il était mort quelques mois auparavant. Son corps s’était éteint en un instant et il s’était écroulé inanimé au milieu d’une dune. Les gardes avaient détaché son corps, et le temps qu’ils repartent, le sable l’avait englouti comme une tombe.

— Toi là ! désigna l’un des soldats en saisissant le bras de l’esclave devant Khoran. Mets-toi derrière eux, grande perche. Et le petit, derrière, tu iras au second rang.

Un autre garde s’approcha de lui, enveloppé dans ses étoffes de lin beiges. Son visage n’était plus qu’un rectangle de peau recouverte d’un enduit noir comme le charbon qui lui donnait un regard féroce. Il lui enleva ses entraves et le força à le suivre au milieu de deux colonnes. On l’amena au plus près du tapis, là où le monarque les saluerait, derrière un esclave qu’il dépassait d’une demi-tête. Il exulta. Comme il l’avait deviné, le Roi Damarius n’aimait pas les hommes plus grands que lui. Il s’assurait de placer le plus loin possible ceux qui le dépassaient en taille, si bien qu’en plus de flatter son égo, la plupart d’entre eux pouvaient l’observer se pavaner au centre de l’esplanade. Khoran sourit. Il n’avait pas changé.

Le Roi n’avait pas à s’inquiéter : il n’en raterait pas une miette.

Le groupe d’esclaves qui l’accompagnait fut entièrement réparti dans les colonnes et le silence revint. Immobile au milieu de toutes ces âmes, Khoran aurait aimé passer inaperçu et masser ses poignets, mais il redoutait le fouet et la lame des sentinelles qui les scrutaient. Ils étaient désormais libres de bouger, et pourtant, aucun d’eux n’osait se balancer ou se baisser. La garde mortelle qui les entourait y veillait. D’un coup d’œil, il remarqua que son saignement au bras s’était estompé. Il fut étonné d’en avoir oublié la douleur mais il avait été absorbé par le paysage. Maintenant qu’il n’avait plus rien à contempler, elle revenait plus vive encore.

Un son de trompette et de tambours retentit à l’ouest, à l’autre bout de l’esplanade. Certains esclaves remuèrent et furent rapidement remis en place par les soldats. Des têtes se tournèrent pour apercevoir la procession. Khoran resta figé, le regard droit devant lui. Le roi arriverait dans un moment, il devrait être prêt. Il n’aurait pas de seconde chance.

Ils attendirent longtemps sous le soleil. Des esclaves s’écroulèrent au sol de fatigue et furent tirés en arrière par les pieds. Ils étaient rapidement remplacés par ceux derrière eux qui s’avançaient d’un pas pour combler les places vacantes. Un soldat tomba lui aussi sur le marbre blanc dans un cliquetis d’armure. Deux autres vinrent l’épauler et ils l’escortèrent en retrait. Sa douleur au bras le lançait tellement qu’il n’avait pas peur de s’évanouir. Elle le maintenait éveillé comme les coups d’un de ses tortionnaires.

Khoran entendit plus clairement les percussions, si bien qu’il discerna les tambours d’une mélodie de trompette. Un défilé de couleurs lui arracha un regard. Des danseuses vêtues de légères étoffes colorées se mouvaient le long du tapis. Du cérulé à l’amarante en passant par du curcuma, elles faisaient l’étalage d’une variété impressionnante de pigments. Leurs corps longilignes et frêles remuaient comme les feuilles des palmiers pris dans le vent. De longs morceaux de tissus attachés à leurs épaules et dans leurs cheveux tournoyaient autour d’elles.

Khoran s’extirpa de leur chorégraphie envoutante lorsqu’il entendit un concert de cliquetis qui le forcèrent à détourner le regard. Des soldats armés de lances de plusieurs mètres de long pointées vers le ciel avançaient en rang serré. Un avertissement. Il ne devait plus être très loin. Khoran connaissait ces armes et l’unité qui les maniaient. C’était le Roi Damarius qui les avait constituées, et dans sa grande bonté, leur avait donné son nom : les lanciers Damariens. Khoran avait entendu des rumeurs à leur sujet, qui si elles s’avéraient vraies, les hissaient au sommet des unités les plus à craindre de tout l’empire.

Des hommes vêtus d’amples toges parcoururent le tapis au milieu des soldats. Ils discutaient entre eux et ne semblaient faire attention qu’à eux-mêmes. Khoran devina des comptables et de riches marchands qui trafiquaient impunément dans cet empire mercantile sous la protection du Roi. De nouveaux guerriers aux tenues ornées de montures d’or et dénués d’armes défilèrent à leur suite. Khoran reconnut les costumes officiels des généraux et des commandants institués par son père. Malgré l’armée sous leurs ordres qui les entouraient et les protégeaient, aucun d’entre eux ne fit attention à leurs milliers de regards braqués sur eux.

Khoran tressauta. Le Roi Damarius, vêtu d’une longue robe richement décorée de filaments d’or, marchait à bonne distance de ses cadres et de ses généraux. Il avait beau être entouré d’autant d’esclaves et de soldats, il se pavanait sans personne à ses côtés. En s’isolant ainsi, il démontrait qu’il n’avait besoin de personne sauf de lui-même. Il n’avait pas d’égal et s’élevait en tant que dieu. Autoproclamé, bien sûr, mais qu’importe si ses sujets le croyaient ?

Khoran haussa les sourcils. Son frère ne portait plus sa longue toge de soie aux couleurs des rayons du soleil. Leur mère leur en avait tissé une pour chacun d’entre eux lorsqu’ils étaient plus jeunes. Elles revêtaient le nom de l’aube et de l’aurore. Khoran avait dû dire adieu à la sienne lorsqu’il n’avait plus assez de nourriture pour survivre, et bien qu’il en avait secrètement gardé un morceau en souvenir, quelqu’un lui avait volé durant la nuit.

Il réprima un râle d’agonie en frottant son poignet contre son bassin. La lame lui transperça la peau. Il sentit sa blessure coagulée et salie de sable déverser à nouveau son sang le long de sa paume et se répandre entre ses doigts. La lame s’extirpa de son corps, centimètre après centimètre. Il ne lâchait plus son frère du regard : il attendait le moment parfait. Cet instant d’un battement de paupière où il aurait une chance, ou son frère serait assez proche pour le toucher et assez isolé pour que personne ne l’arrête. Khoran l’observa se pavaner fièrement devant cette immense assemblée.

Un dieu ne baissait jamais la tête.

Khoran sentit une présence se faufiler derrière lui. Quelqu’un lui empoigna l’épaule.

— Tu saignes.

Il tourna légèrement la tête et remarqua des yeux ceinturés de noir, entourés d’étoffes qui recouvraient des cheveux d’un brun profond. Khoran acquiesça et examina sa blessure. Quelques gouttes de son sang maculaient le marbre blanc. Heureusement, le soldat n’avait pas repéré la lame dissimulée dans son poignet.

Il roula des yeux vers le Roi tandis que le garde ne le lâchait pas. Il n’était plus qu’à quelques mètres, son regard dirigé sur le côté opposé de l’assemblée. Quelques danseuses s’étaient rapprochées pour défiler autour de lui en tourbillonnant. Il disparaissait derrière leurs longues bandes de soie et réapparaissait quand elles s’allongeaient sur le sol, bras et jambes tendues vers l’horizon.

Encore quelques mètres. Les danseuses s’éloignèrent dans leur bal de couleur. Encore deux pas de plus.

Khoran s’élança d’une impulsion des jambes. La main du garde glissa de son épaule et ne devint plus qu’un bruit de surprise dans son dos. Il balaya l’esclave devant lui en le poussant au sol, ignorant sa chute et ses conséquences, et se rua vers les femmes qui crièrent à sa vue. Une armée de têtes se ploya vers lui mais il était trop tard. Il avait parcouru la moitié de la distance qui le séparait du Roi en quelques foulées, sa lame dans la main. Il la serrait si fort qu’il sentit son fil acéré lui entailler la paume. Qu’importe, il ne vivrait pas assez longtemps pour en souffrir.

Le Roi se retourna à moitié vers lui alors qu’il n’était qu’à quelques mètres de lui arracher la vie. Son visage était frappé de stupeur. Ses sourcils s’étaient retroussés vers le haut de son crâne comme le soleil dans le firmament. Khoran arma son coup. Il n’était plus qu’à deux bras de pouvoir le toucher et de déverser sa rage accumulée après toutes ces années d’exil.

Le bout d’une lance lui transperça le flanc et stoppa son avancée. Il fut si surpris que son arme lui glissa des mains. Elle ricocha contre le visage du roi et tomba à la renverse. Ses années d’espoir lui échappaient des doigts, la lame disparut sur le marbre blanc. Non ! Il scruta l’esplanade de ses yeux exorbités alors que ses chances se réduisaient à néant à chaque battement de son cœur.

Il avait échoué.

La lance à l’intérieur de ses entrailles s’enfonça plus profondément dans son corps. Le garde au bout du morceau de bois fut rejoint par d’autres soldats qui exhibèrent leurs armes dans sa direction. Khoran tomba à la renverse. Il voulait reprendre cette lame, sentir son fil lui brûler la peau et l’enfoncer dans le corps du roi, mais la douleur l’en empêchait. Il s’écroula sur son flanc, entraînant la lance et le soldat qui la tenait.

Khoran sentit son sang creuser des sillons sur son épiderme abîmé et s’écouler le long de son bassin. Sa blessure au poignet était subitement devenue anecdotique. Autour de lui, des cris affolés s’emparèrent de l’assemblée. La silhouette du garde qui l’avait stoppé se pencha au-dessus de lui et vint déposer son ombre sur une partie de son corps. Puis il disparut, et le soleil nimba de nouveau ses paupières. Cette fois-ci, c’est le Roi qui s’approcha. Son visage était blême, mais il n’avait pas changé depuis leur dernière conversation. Une estafilade sur sa joue droite déversait ses larmes pourpres le long de sa barbe fournie.

— Qui es-tu, assassin ? lui demanda-t-il avant de s’agenouiller à ses côtés.

Khoran embrassa du regard ces yeux qu’il avait tant admirés. Ceux-là mêmes qui l’avaient oublié.

— Je suis ton frère.

Le Roi fronça les sourcils.

— Mon frère est mort depuis longtemps. Il marqua une pause. Et sache que tu ne lui ressembles pas.

Khoran sourit. Le désert l’avait-il tant abîmé que cela ? D’un murmure, il fit trembloter le bout de ses lèvres pour l’inviter à se pencher davantage.

— Ce n’est pas une bonne idée, mon Roi, lança une voix lointaine.

Damarius ne l’écouta pas et approcha son oreille de ses lèvres. Khoran lui murmura les mots qui brûlaient au fond de sa gorge, puis son frère allongea son ombre au-dessus de lui. Ses yeux étaient écarquillés, sa bouche entrouverte. Il venait d’entendre un souvenir qui l’avait hissé à la tête de son empire et qu’il s’était toujours évertué à garder secret.

— Je comprends maintenant ta tentative de mettre fin à mon règne, Khoran. Quel dommage que tu aies patienté autant de temps pour échouer. Il esquissa un sourire et dompta sa surprise. Que comptais-tu faire, sauver ces hommes et ces femmes qui construisent l’immortalité de notre famille ? Je t’avais oublié depuis toutes ces années, le souvenir douloureux de ton existence s’est appauvri au fil des difficultés auxquelles j’ai été confronté. Et toi, que faisais-tu ?

Le roi se releva. Khoran sentit les longs filaments de sa robe traîner le long de ses cheveux et lui recouvrir le visage. Il ne vit plus qu’un océan de vagues et de sang entourant les chevilles de son frère jusqu’à ce qu’il retrousse son étoffe et daigne lui rendre la vue.

— En échouant à me tuer, tu les as tous condamnés.

La bouche du roi s’entrouvrit et les ombres qui le submergeaient disparurent. Khoran entendit des cris apeurés, puis des hurlements de souffrance. La terre trembla sous son corps frêle et des silhouettes tournèrent autour de lui. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes. Il repensa à toutes ces années passées à survivre seul dans le désert, puis sa capitulation et sa soumission en tant qu’esclave. La perte de sa liberté lui avait paru plus judicieuse que de mourir de faim.

Malgré cela, il s’était offert le droit d’espérer. Cette vengeance, il l’avait travaillée chaque jour de souffrance supplémentaire et aujourd’hui elle était arrivée à son terme. Même s’il échouait, il en homme libre et c’était tout ce qui comptait.

Un fracas d’orage résonna autour de lui et le poids d’un seau rempli de sable lui tomba sur les jambes. La douleur le figea quelques instants avant de disparaître. Dans un élan pour comprendre le chahut près de lui, Khoran rouvrit les yeux. Son frère s’était évaporé et des cadavres jonchaient le marbre luisant et le soleil réverbérait ses rayons sur des rives de sang. Des lances fusaient de toute part et les soldats qui les maniaient aussi. Quelques-uns d’entre eux furent jetés au sol par une marée d’esclaves qui s’agglutinait autour d’eux. Ils étaient trop nombreux pour pouvoir lutter face à un déchaînement pareil de violence. Khoran esquissa un rictus, mais seul le bout de ses lèvres s’arqua de plaisir devant les affrontements.

Ils ne pouvaient pas résister face à des hommes qui se battaient pour leur liberté.

Une silhouette pourpre s’écrasa devant lui. Khoran en admira les contours du visage, en détailla chaque ride, chaque brin de lumière de ses pupilles : ils lui ressemblaient tellement. La figure inanimée de son frère lui fixait le buste. La bouche entrouverte et les yeux arqués de surprise, il semblait regretter de lui avoir ployé la tête dans le ruisseau de l’oubli. Une plaie lui scindait le cou en deux jusqu’à sa poitrine sanguinolente.

Bien que leur mort signifiait la fin de leur dynastie, Khoran avait vengé le parricide de son frère. L’eau sacrée transporterait son corps le long des rives nimbées de papyrus pour le plonger dans les boues infinies. Il n’avait jamais oublié la figure inanimée de son paternel et son corps criblé de plaies. Il n’avait jamais oublié la posture de son frère, son bras nappé de sang et les rideaux emportés par la brise qui avaient charrié l’odeur du meurtre jusqu’à ses narines. Il inhalait cette odeur à nouveau, mais cette fois-ci, il n’était plus dissimulé derrière des stores en bois.

Khoran sentit ses émotions se détacher progressivement des parcelles de son corps. Ses jambes et ses bras s’immobilisèrent, son buste ploya sous l’effort de respirer. Il avait vécu des années de meurtrissure pour en arriver là et il en était certain.

Il ne regrettait rien.

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