Limn patientait depuis l’aube. Il tenait en équilibre, accroupi sur l’une des poutres du plus haut temple Balanien. Quelques mètres en contrebas, des civils offraient des offrandes pour s’attirer les faveurs de leurs divinités : ils sacrifiaient des chèvres dans un râle d’agonie et déposaient leurs carcasses dans un dessin morbide.
Les prêtres ne viendraient que lorsque l’astre lumineux serait au plus haut dans le ciel pour commencer leur propre cérémonie. Le dieu de la lumière, Hurus, n’invoquerait sa monstruosité qu’au plus fort de sa puissance.
Limn se tordit sur la poutre en face de lui, elle craqua sous son poids. Il n’y prêta pas rigueur, les lamentations et les pleurs en contrebas couvraient ses déplacements. Aucun des habitants ne l’avait remarqué depuis qu’il s’était juché sur son perchoir.
Ils espéraient sauver leur ville en priant les Dieux, pensaient s’attirer les faveurs du divin en implorant plus que leurs voisins. Il les avait observé mendier jusqu’à s’arracher la peau des genoux et sacrifier ce qu’ils n’avaient pas daigné manger.
Comment le prendraient-ils, s’ils savaient que les Dieux n’avaient que faire de leurs suppliques et qu’ils ne servaient que leurs desseins personnels ?
Limn caressa du bout des doigts une fresque des murailles qui faisaient la renommée de leur peuple. Leur légende serait oblitérée, leur cité réduite à néant. Les remparts joncheraient le sol, les habitations seraient pillées puis brûlées pour couvrir le ciel de poussière d’un noir si profond que les Dieux en deviendraient aveugles.
Limn fronça les sourcils. Les Balaniens méritaient cette destinée.
La grande histoire qu’ils vantaient tant était pavée de monuments construits à la sueur d’esclaves innombrables.
Il n’avait jamais oublié la douleur provoquée par les fouets contre sa chair, du désespoir qui s’était emparé de lui quand ils l’avaient séparé de ses parents, de la violence de leurs mots alors qu’il n’était qu’un jeune enfant. Il avait bâti ces murailles, déplacé leurs blocs de pierre à la sueur de son front, à la cambrure de son dos. Il ramena ses mains calleuses, et striées de cicatrices devant son visage.
Son corps n’avait jamais pardonné.
Fut un temps, les armées Balaniennes paraissaient invincible à quiconque tentait de les combattre. Ils avaient conquis les vastes plaines arides jusqu’aux bordures de la mer.
Il sourit d’un air mauvais. Oui, ils récolteraient ce qu’ils avaient semé : la mort, la souffrance, la destruction de leurs rites. Le sable lui-même serait purifié de leur odeur et de leurs traces.
Une nouvelle offrande diffusa ses effluves de charogne dans le sanctuaire. Limn entendit un cri et baissa le regard. Un enfant avait trébuché près d’un plateau en or. Il geignit jusqu’à ce que sa mère daigne le lever et l’accompagner à la sortie. Les habitants patientaient en masse informe jusqu’aux portes du temple.
Les Balaniens avaient construit ce sacré au sommet d’une montagne de terre consolidée par des murs en calcaire. Il permettait d’observer l’horizon, au-delà des remparts dont ils étaient si fiers.
Une ombre pénétra dans le temple et scinda la foule en deux. Elle fut suivie de près par un cortège de voiles ténébreux. Limn reconnut les capes des prêtres Balaniens.
Sa ferveur s’emballa, ses muscles gonflèrent sous sa peau d’airain. Il plaça ses doigts contre le mécanisme de ses gantelets en acier. Une pression sur un discret renfoncement déployait une lame aussi longue que mortelle.
Il n’avait qu’un seul de ces prêtres à éliminer.
Les hommes de foi retirèrent leurs capuches et dévoilèrent leurs crânes rasés. Leurs visages étaient couverts par des tatouages occultes et des barbes proéminentes taillées en pointe. Ils s’approchèrent des offrandes et se mirent à manger ce qui leur tombait sous la main.
Ils s’empiffrèrent, passant d’un fruit à l’autre sans se laisser le temps de respirer. L’un d’eux s’attaqua à l’une des carcasses animales. Immonde. Ils écrasaient les sacrifices et en étalaient la chair et le jus sur les pierres du temple comme s’ils se roulaient dans de la boue. L’un d’eux glissa sur un fleuve de liquide écarlate.
Un murmure de dégout s’empara de la foule, jusqu’à ce que l’un des prêtres se détourne de son festin et se tourne vers les habitants troublés. Il hurla comme une bête déchirée par sa propre voracité.
Les badauds se dispersèrent en criant en direction des escaliers alors que l’homme de foi s’en retournait à son orgie. La broche de sa cape reposant sur son épaule se décrocha et laissa glisser l’étoffe sombre le long de ses membres. Il se retrouva dans le plus simple appareil ; ses bras et ses jambes étaient tatoués d’entrelacs d’encre de seiche, son torse était décoré de hiéroglyphes tracés de sang séché.
Limn détourna le regard, ce n’était pas celui qu’il cherchait.
Plusieurs d’entre eux laissèrent de côté les offrandes au sol et se jetèrent les carcasses les plus dodues juchées sur l’autel. Ils renversèrent des jarres disposées autour du bloc de marbre, leur liquide noirâtre colora les pavés calcaires.
Les prêtres Balaniens étaient immondes.
Finalement, les hommes de foi retirèrent leurs capes ; certaines d’entre elles prirent leur envol, charriées par le vent à l’extérieur du temple.
L’un d’eux attira son attention. Sa peau luisait des centaines d’épées tatouées le long de son torse. Il s’agissait de leur chef, celui qu’il devait assassiner à tout prix.
Sa cible avança vers l’autel, les mains tendues vers une coupe en ivoire, couvert par les cris d’exultation de ses comparses. Il saisit le récipient et y baigna sa langue jusqu’à la vider d’un trait. Sa tête partit en arrière, yeux fermés, alors que son corps était pris de spasmes. Le contenant tomba de ses mains et percuta le sol pour rouler jusqu’à ses pieds. Ses bras se mirent à briller d’une lueur flamboyante.
Il hurla plus fort encore que le râle de rugissement d’un soldat à la fin d’une bataille, avant de s’effondrer par terre. Ses muscles s’élargissaient, des poils poussaient sur chaque parcelle de sa peau.
Limn savait qu’il se transformait en réceptacle d’Hurus pour gagner la guerre contre les armées aux portes de leur cité. Des cornes poussaient sur les côtés de son crâne, ses mains se solidifiaient en bout d’os rocailleux.
Impardonnable, dangereux à souhait.
Limn se laissa tomber de la poutre, pieds joints. Il entendit le craquement distinct des vertèbres du prêtre quand il chuta sur son buste. L’homme de foi émit un couinement étouffé alors que des gerbes de sang fusaient de sa bouche. Limn tendit son bras vers le ciel et contracta le poing. Sa lame se déracina de son repos éternel et vint se nourrir des éclats du soleil dans un crissement sec.
Il lui trancha la trachée.
Des bulles d’airs mélangées à son hémoglobine s’arrachèrent à sa blessure. La créature nouvellement née émit un cri inaudible avant que ses membres supérieurs ne s’écroulent sur le sol.
Seul un dieu pouvait mettre fin à la vie d’un autre dieu.
Un impact dans son dos le fit trébucher en avant. L’un des prêtres l’avait percuté, les bras poisseux maculés par la nourriture. Un autre s’avança vers lui, une carafe dans la main. Limn esquiva la jarre qui se brisa en morceau contre un pilier et lui donna un coup de poignard avec son bras libre. L’homme s’effondra, le torse maculé d’une balafre aussi longue que les failles du désert.
Une dague frôla son crâne et vint se planter dans la poutre derrière lui. Limn s’immobilisa et observa son reflet dans la lame. Il discerna une silhouette encapuchée dissimulée dans une alcôve voisine.
Un assassin.
Le lanceur marcha vers lui et abaissa sa capuche après avoir dégainé son épée. Ses joues étaient maquillées des lances dorées de l’Ordre que Limn avait quitté des années auparavant.
Un spasme glacé lui lacéra le cœur. Il devait fuir, maintenant.
Il contracta les muscles de son corps et fusa à travers les carcasses de fruit et de viande parsemés jusqu’à atteindre l’entrée. Il descendit un bout d’escalier et sauta par-dessus la balustrade pour dégringoler le pan de brique vertical. Ses pieds projetèrent des morceaux de pierre et de la poussière autour de lui.
Il se réceptionna en exécutant une roulade quelques mètres plus bas sur l’une des trois murailles de la cité. Le chemin de ronde était assez large pour permettre à deux chars de passer côte à côte.
À l’extérieur de la ville, il aperçut les armées de son Roi stationner dans les effluves ardents du désert. Il devait les rallier à tout prix. Par chance, ce pan de l’enceinte était abandonné, les troupes ayant été concentrées le long des murs extérieurs.
Limn entrouvrit ses deux autres yeux juchés au-dessus de sa nuque. Il était un dieu, un double visage capable de surveiller ses arrières.
Il remarqua une silhouette se ruer dans sa direction.
L’assassin de l’Ordre.
Leurs membres étaient connus pour leurs plus éminents experts de mort. Limn avait été l’un des leurs et les avait rejoint alors qu’il n’était qu’un enfant pour échapper à l’esclavage des balaniens. Son maître lui avait enseigné l’art de se battre, et dans son ultime soupir, lui avait transmis son pouvoir.
Il était devenu un dieu et par la même occasion, avait intégré la haute caste de l’Ordre dans sa seule volonté de protéger, ceux qui, comme lui, n’avaient pas eu la chance d’être sous la tutelle d’un ange gardien.
Les projets de cette sombre secte avaient été bien différents.
Les Dieux originels ne pouvant pas venir sur terre, ils utilisaient des réceptacles pour y déverser leur haine ou leur amour. Il s’agissait d’homme et de femme assez déterminés pour sacrifier leur chair, parfois d’enfants innocents.
L’Ordre s’occupait de protéger ces réceptacles contre les hommes, et Limn en avait eu plus qu’assez de devoir laisser en vie ces monstres dénués de morales à la soif de sang insatiable. Il en avait pourfendu plus d’une vingtaine depuis qu’il les avait quittés.
Il regarda à nouveau derrière lui, l’assassin rattrapait l’écart qu’il avait creusé. Limn songea que cette muraille déserte pouvait lui servir à le tuer, et ses pouvoirs lui permettraient d’aider les troupes du Roi à entrer dans la ville.
Il ralentit brusquement, ses chaussures crissèrent contre le sable qui couvrait la chaussée. Son poursuivant s’arrêta à quelques mètres de lui et dégaina son sabre.
Limn l’imita et arracha son artéfact à son fourreau. Son épée, constituée de plus d’une centaine de couches d’acier baignée de magie, lui avait été offerte par l’Ordre lui-même. De fines lamelles de lumières s’agglomérèrent sur son arme pour former une griffe éclatante.
Il l’avait conservée pour pouvoir contrecarrer leurs plans.
L’assassin attaqua le premier et fusa comme un éclair sur lui. Limn sentit le poids de sa haine et para son coup en pivotant sur sa gauche. Il avança son pied et pesa de tout son poids pour le faire trébucher, sans y parvenir.
Limn préférait la défense et son pair semblait privilégier l’offensive. Il sourit en vue du combat à venir ; il jubilait d’attendre le bon moment pour l’anéantir à jamais.
Son ennemi l’agressa une nouvelle fois et le cribla d’assauts. Sa lame déchira l’air près de son oreille, en dessous de ses jambes et érafla son flanc, mais il résista.
Soudain, une tache sombre dans son dos le remplit de stupeur. Une bête immonde se ruait dans sa direction. Elle lançait des éclairs à chacun de ses pas, soufflait une brume infâme et charbonneuse de ses naseaux. Au bout de ses bras, des rocs d’ivoire reflétaient les rayons du soleil comme des sabres.
Un bovidé dans un corps de géant.
Le prêtre qu’il avait tué s’était finalement transformé en réceptacle, comment cela se pouvait-il ? Il frémit, se sachant incapable de lutter contre cette bête tout en retenant des assauts armés.
Sa magie le sauverait, heureusement.
L’assassin lui visa le plexus, Limn para et fit glisser sa lame jusqu’à sa garde en métal. Il rapprocha leur corps pour les forcer à l’immobilité. Le sol tremblait sous les pas de l’engeance qui fonçait sur eux.
Il devait se concentrer, rien qu’un instant.
Les pierres cursives des créneaux de l’enceinte s’écroulèrent, un roulement infâme venu de la terre crépita dans ses oreilles. Le rempart prit de la hauteur.
Le monstre infernal stoppa sa course à la lisière des briques qui s’effondraient, incapable de sauter pour les rejoindre.
L’assassin repoussa Limn en lui donnant plusieurs coups de poing dans le ventre et le visage. Il sentit ses phalanges s’enfoncer contre sa chair et frapper ses organes, mais qu’importe, son œuvre était faite : la bête ne pouvait l’atteindre.
Il pouvait se dévouer tout entier à la mort de son ex-confrère.
Derrière lui, des pans de la muraille de la cité se levaient dans les airs pour former un chemin tortueux montant vers le soleil.
L’assassin attaqua à nouveau, pointe en avant. Limn fit cabrer leurs armes vers le haut et s’entrechoquer leurs bras et leurs jambes. Ses muscles se contractèrent sous l’effort, mais aucun d’eux ne prit l’avantage. Ils s’écartèrent l’un l’autre en faisant crisser le fer.
Il préférait manier l’acier plutôt que de se battre au corps à corps ; il en usait plus habilement que quiconque.
La myriade de souvenirs de ses entraînements où il finissait défait, face contre terre, lui revint en tête alors qu’il marchait en s’éloignant de son ennemi. Toutes ces années à souffrir de son piètre niveau en arts martiaux lui avaient servi à comprendre qu’il ne devait compter que sa maîtrise du sabre.
Limn décala légèrement ses pieds de côté pour parfaire sa posture. Sa lame s’illumina de cristaux d’ivoire parsemés de cils d’or.
Il lui en fallait plus pour l’épuiser.
L’arme de l’assassin s’illumina de concert, tout aussi divine que la sienne, mais Limn l’utilisait depuis si longtemps qu’elle faisait partie intégrante de son corps, il la maniait comme une extension de sa propre chair.
Ils fusèrent l’un sur l’autre dans un bond ultime et se heurtèrent dans les airs.
Leurs mouvements devinrent plus rapides, plus secs, jusqu’à ce qu’ils s’échangent plus d’une centaine de coups en un instant.
Les chocs de l’ivoire provoquaient des rayons lumineux, de la poussière d’or gravitait autour d’eux. Limn sentait ses muscles surchauffer, sa gorge s’assécher sous le poids de tant d’effort.
L’assassin ficha la pointe de son épée dans les stries des pavés. Limn l’imita et se reposa sur sa canne improvisée.
Il cracha du sang, essoufflé. Il ne pouvait pas repartir sans tuer cet assassin, pas avec cette lame entre ses mains. Un objet aussi dangereux devait disparaître, ou atterrir dans des mains plus délicates, plus amicales à sa cause.
Il exhala pour rafraîchir son corps. Le soleil tapait de tous ses rayons sur eux, le vent, lui, s’était arrêté. Il observa l’horizon immobile derrière la figure de son ennemi et la mer accolée au ciel. Il s’agissait d’un mirage, bien entendu, mais l’appel de l’eau le tourmentait. Son attention se voila dans l’ombre de ses souvenirs près de l’oasis de ses parents.
L’assassin laissa son arme tomber à la renverse contre les pavés et profita de son instant d’inattention pour se ruer sur lui. Limn n’eut pas le temps de se demander quelles armes étaient camouflées sous sa cape qu’il était déjà à son contact. Il sentit son épée perforer une masse humide et molle alors qu’une vive douleur lui assaillait la taille. Il baissa le regard vers son flanc, là où son ennemi lui avait enfoncé sa dague. Seul son poignet ressortait de sa chair meurtrie.
La fougue de son ennemi baissa en intensité. Son regard perdit en colère et se brisa en un râle de douleur. Il laissa s’échapper un cri de rage, et poussa Limn jusqu’à le faire vaciller contre les pavés imbibés de leurs sangs respectifs. L’assassin le poussa vers le bord jusqu’à ce qu’il se retrouve penché de l’autre côté des créneaux.
Limn empoigna le manche de son épée avec ses deux mains et retira sa lame dans un mouvement dirigé vers le ciel. Il déchira plus de chair qu’il n’en fut, le corps inanimé de l’assassin s’écrasa sur lui dans un hurlement d’agonie.
De toute évidence, ce n’était pas un dieu. Il fut rassuré de ne pas avoir à lui couper les membres pour les disperser derrière-lui.
Le poids de son meurtre le fit basculer de l’autre côté, ses jambes glissaient sur la pierre, son corps basculait. Il eut le temps de ranger sa lame, sans l’essuyer, avant de faillir dans les airs.
L’air empêcha ses yeux arrière de voir sa chute. Il savait qu’il n’en mourrait pas, la nature ne pouvait tuer un dieu, mais sa régénération l’affaiblirait assez pour l’immobiliser jusqu’à la fin du siège de la cité.
Pire, si on le trouvait, ses tortionnaires pourraient le lacérer pour le condamner au trépas.
Il plongea dans un bassin rempli d’eau assez chaude pour être agréable. Son corps se retrouva ballotté par le courant, il se cogna plusieurs fois contre des murs et des pierres saillantes qui lui arrachèrent des cris étranglés.
Il atterrit dans une mare de quelques pieds de profondeur, le visage enfoncé contre le fond du bassin, meurtri. Limn se releva, lancinant, et découvrit des nénuphars en fleurs bordés de roseaux.
Les jardins suspendus.
Deux prêtresses étaient accolées à un muret, une jarre dans la main. Après un instant d’immobilité, elles s’enfuirent dans un éclat de verre et d’étoffe pourpre.
Limn leva la tête vers le ciel et avisa la coupole de bronze juchée au sommet du temple, d’où s’écoulait une source d’eau éternelle. Il ne croyait pas au hasard et était certain que les dieux l’avaient fait atterrir dans ce bassin ; pourquoi l’avaient-ils sauvé au lieu de le condamner à une lente aboulie ?
Il frissonna à l’idée de baigner dans l’ignorance de leurs projets.
Grâce à l’eau, ses blessures s’étaient résorbées et il se sentit épris d’une force nouvelle. Il enjamba le muret de pierre du bassin et se dirigea vers la balustrade. Il était entouré d’arbustes aux fleurs ardentes et aux feuilles ciselées, de palmiers aux frondes si longues qu’elles pouvaient servir de toit aux chaumes, de dattiers si riches que leurs branches ployaient sous le poids de leurs fruits.
Il n’avait jamais rien vu de tel, jamais senti de tels arômes se propager dans l’air. L’idée de tuer ces prêtres l’avant tant absorbé qu’il n’avait pas pensé à se promener dans ce temple de la vie.
Son instinct lui fit palper son flanc droit et découvrir que son épée n’était plus accrochée à sa ceinture. Elle pouvait être n’importe où à présent.
Un renâclement retentit sur sa droite. Il tourna la tête et écarquilla les yeux. L’engeance bovine l’observait d’un regard morne, sa bouche s’étirait de haut en bas et dévoilait des dents massives aussi impressionnantes que les défenses d’un éléphant. Ses naseaux expulsaient des fumées charbonneuses qui faisaient ressortir ses yeux de lave.
Son hurlement résonna dans ses tempes comme s’il s’agissait de son propre cri, puis la bête fonça vers lui. Limn cessa de penser à son corps tremblotant et passa au-dessus de la balustrade. Il n’avait aucune chance en combat singulier face à un tel démon, et oser le défier signifierait mourir lentement, dans d’atroces souffrances.
Il sauta les trois étages du temple avant de se retrouver dans l’avenue principale de la ville. Elle bordait le Palais du Roi et la grande porte d’Amanis, si bien que des centaines de lanciers avaient été déployés en renforts pour contrer toute pénétration ennemie dans l’enceinte intérieure.
Ils se tournèrent un par un dans sa direction, alors que des murets au-dessus de sa tête atterrissaient dans le sable dans un bruit sourd. La bête sauta à quelques mètres devant lui, hideuse.
Limn plongea la main dans sa poche en même temps qu’il courut pour s’éloigner de ce monstre. Il en ressortit un collier dont il rompit la chaîne d’or. Une gemme amarante avait été enchâssée au bout d’une pointe d’argent ; il la projeta contre le sol. Elle se brisa et dispersa des fumées rougeoyantes.
Ce n’était ni un poison, ni un subterfuge pour s’enfuir, mais un signal pour les cinq cents catapultes du roi qui attendaient à l’extérieur de la cité.
Le monstre le poursuivait, terrible et menaçant, et ses yeux arrière lui permirent d’esquiver un coup de griffes puissant. Un autre fusa à quelques centimètres de lui, les appendices d’ivoire de la bête se fichèrent dans la roche.
Les lanciers autour d’eux criaient et se dispersaient dans les ruelles adjacentes en fermant les grilles derrière eux. Limn se retrouva face à une porte de plus de quinze mètres de hauteur avec dans son dos une bête mortelle qui venait de se dépêtrer du mur vengeur.
Sans son sabre divin pour abattre ce monstre, il n’avait que ses lames enchâssées pour se battre. Elles n’avaient pas suffi lorsqu’il s’était transformé, et ne lui permettraient pas de percer sa peau assez profondément pour le blesser mortellement.
Il était condamné, et sa sentence irrévocable serait prononcée devant les centaines de regards protégés dirigés vers lui. Même un archer épris de pitié et armé de flèches affutées ne pourrait le tuer.
Non, la seule arme qui pouvait le tuer lui empoigna le corps et l’enfonça dans la porte. Elle se plia dans un bruit de craquement si terrible que Limn se demandât s’il s’agissait des os de son corps ou du bois coloré de lapis-lazuli.
Soudain, d’énormes blocs de rocs s’écrasèrent autour d’eux dans un tumulte de cris. La terre trembla, les parois des jardins et du temple s’effondrèrent sur les soldats abrités, Limn entendit un bout de la muraille s’éventrer. Un morceau de roche perfora la porte en dessous de ses pieds, percuta le monstre et le libéra de son étreinte brûlante.
Il chuta contre le sol.
La terre trembla une nouvelle fois, et Limn remarqua les dizaines de projectiles qui volaient dans sa direction. Les murs s’effondrèrent à leur impact, créèrent des masses de poussière. Il se retrouva emprisonné dans la cité sans pouvoir s’échapper, enterré sous les décombres que personne n’irait fouiller.
Il entendit des claquements de sabots, la fougue des cavaliers qui hurlaient à la mort et à la destruction. Ils passèrent sur les côtés de la butte de bois et de roche sous laquelle il était enseveli. Il lui restait une bulle d’air, mais son corps était immobilisé par le poids de l’ouvrage.
Il ne succomberait pas maintenant, non, il souffrirait des années avant qu’on le libère ou qu’il daigne finalement périr de fatigue.
Les dieux avaient réussi, il était condamné.