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VAISSEAU-MONDE

— Il dit des conneries, je te le jure.

Jan écarta les bras sur les côtés, tremblant de sueur.

— B… (sa mâchoire se crispa) pourquoi ne pas parler calmement ?

Il espérait qu’elle ne remarquerait pas sa grimace. L’électro-pistolet qu’elle maintenait pointé vers lui l’affolait.

— B, il t’a trompée dès le début. C’est un mensonge qu’il a créé de toute pièce.

Elle le fixait, les yeux embués de larme. Les projecteurs accrochés au plafond faisaient réfléchir les taches de sang sur son visage comme des miroirs.

Il avait beau avoir cavalé le long des toits, esquiver les climatiseurs et sauter par-dessus les conduits d’aération, elle l’avait rattrapé. C’est qu’elle avait toujours été plus sportive que lui. Cela lui aurait arraché un sourire si elle ne le menaçait pas avec une arme mortelle.

Jan leva davantage les mains.

— B, baisse cette arme et parlons calmement.

Elle l’observait sans cligner des yeux. Et alors qu’il crut qu’il n’y avait plus d’espoir, le bras de B s’affaissa d’un cran vers le sol.

Avant de remonter d’un coup sec.

Jan eut si peur qu’elle tirât par réflexe que son cœur fit un bond dans sa poitrine. À cette distance, elle n’aurait aucune difficulté à le toucher.

Il observa B essuyer ses larmes. Ses joues étaient marquées par de longues traînées noires dont s’épanchaient les manches de son pull arc-en-ciel. L’ours et son sourire arc-en-ciel sur la face avant de son sweat arborait un sourire rieur.

Il savait que cette situation finirait par arriver. C’était un risque qu’il avait pris en conscience, même s’il ne pensait pas qu’elle irait jusqu’à le menacer avec sa fichue arme.

Et voilà qu’ils se retrouvaient dans cet immeuble désaffecté. Il aurait dû éliminer ce traître de Z ! S’il avait su qu’il le trahirait dès que B aurait eu assez d’argent pour le payer… Il ne se doutait pas non plus qu’elle lui avait caché un second compte bancaire.

Depuis la mort de sa sœur, Jan ratait tout ce qu’il entreprenait.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé.

L’espoir qu’il nourrissait à voir l’aurore d’ici la fin de la nuit s’étiolait. Il sentit ses paupières se refermer de stress, et lutta pour les maintenir ouvertes. Ce n’était pas le moment de flancher. Sa sœur, il la rejoindrait bientôt, il en était certain, mais ce ne serait pas sans se battre.

— Pourquoi ? demanda B, la tristesse au bord des lèvres. Sa voix blessée résonna comme une pique dans le cœur de Jan.

Un mot ?

Il lui en faudrait des milliers pour lui répondre et lui expliquer ses choix.

— Je l’ai fait pour nous.

— Tu mens ! rugit-elle.

B plaqua sa main contre son propre visage, comme si la douleur devenait insupportable et que ses yeux menaçaient de quitter leurs orbites. Jan observa son arme se balancer de droite à gauche et abaissa légèrement les bras.

Il les releva lorsque B le braqua à nouveau, flingue pointé vers son crâne. Le froid glacial de la peur s’immisça en lui.

— B, il faut que tu me laisses m’expliquer.

Il avait beau essayer de cacher sa détresse, sa voix chevrotait comme un néon mal branché. B renifla avant de s’essuyer une nouvelle fois les paupières avec sa manche.

— Comment as-tu pu remplacer notre avenir par des putains de crédits ?

Jan resta un moment stoïque, les bras perdus dans les airs. Ils commençaient à peser le double de leur poids. Comment pouvait-il lui annoncer qu’il ne l’aimait plus ? Il avait beau tordre la question d’un bout à l’autre de son esprit et des excuses qu’il trouvait toujours, l’inéluctable avait fini par l’emporter : il n’arrivait plus à lui mentir. Mais lui dire ça, c’était risquer de mourir ici et maintenant.

— Parce que j’en ai eu marre de notre vie. Je me levais le matin avec la boule au ventre sans arriver à entrevoir un autre avenir que celui de m’épuiser au travail pour nous permettre de ne pas sauter les deux repas de la journée — l’idée même d’y retourner lui donnait l’envie de vomir — toi aussi tu n’es plus que l’ombre de toi-même. On a tout juste assez d’argent pour payer l’app –

— Mais nous étions amoureux, cria-t-elle avant que sa voix ne s’éventre… et c’était tout ce qui comptait !

Le visage de B se tordit sous la tristesse. Jan détourna le regard vers les fenêtres embuées, incapable de la fixer davantage. Au-dehors, les néons lumineux réverbéraient contre les gratte-ciels d’acier et de verre. Des néo-voitures glissaient le long des bâtiments en files indiennes. Les gyrophares d’un camion de police éclairèrent l’étage entier avant de disparaître dans l’obscurité.

— Quoi qu’on ait pu avoir, tu n’as jamais été satisfait J. Jamais.

B fit un pas de côté. Jan gardait les yeux rivés vers son arme qui tanguait dangereusement au bout de son bras.

— Après tout ce qu’on a traversé ensemble, tu n’as rien trouvé de mieux que de me trahir.

Le canon de l’électro-pistolet se mit à clignoter d’un bleu glacier.

Elle va tirer.

Jan écarquilla ses yeux affolés vers l’ouverture par laquelle il était entré. Il n’y avait qu’une porte et B qui se tenait en travers de son chemin. Il serra les poings.

Elle l’avait surpris alors qu’il sortait un sac plein de crédits dans un placard censé être scellé, qui lui avait servi de cachette toute l’année durant. Comment aurait-il pu justifier autant d’argent alors qu’ils luttaient pour boucler les fins de mois ?

B travaillait sans relâche au spatioport pour leur permettre de survivre. Elle partait aux aurores et ne rentrait que la nuit tombée ; ils se voyaient le week-end, parfois pas quand elle faisait des heures supplémentaires.

Son amour s’était amoindri au fil du temps. Ses sentiments naissants s’étaient épris d’un avenir plus viable, une chance de quitter cette terre sur le point de mourir. Comment aurait-il pu lutter face à une telle opportunité ?

Oui, il avait été cupide, oui, il avait risqué leur amour. Qui ne l’aurait pas fait ? Il n’avait rien regretté jusqu’à ce qu’il entende la clé enrager dans la serrure et que B se rue dans la cuisine, les cheveux décoiffés et le visage tremblant. Elle avait murmuré son nom. Lui s’était immobilisé.

Elle aurait dû travailler ce soir-là, comme tous les autres soirs d’ailleurs. Mais elle était revenue, et lorsqu’elle était retournée dans leur chambre en hurlant et qu’elle avait dégainé son arme sur lui, elle l’avait forcé à fuir à travers la fenêtre de leur appartement. Jan n’aurait jamais cru avoir à courir le long des toits pour préserver sa vie.

Et elle l’avait rattrapé dans cet immeuble désaffecté. Aucun témoin dans les parages. Le pire endroit pour mourir, finalement. Il devait s’en sortir. Un avenir meilleur l’attendait au milieu des étoiles.

— B. Oui, je t’ai trahie.

Sa gorge était en feu de l’avouer, mais ses mots portèrent leurs fruits. B sourcilla et son bras devint branlant.

— Je te présente mes excuses. Ce que j’ai fait est mal, et je sais que tu ne pourras pas me pardonner.

Il faut qu’elle y croie.

— Non, je ne pourrais pas, souffla-t-elle.

Elle avait cessé de pleurer, et sa voix devenait de plus en plus dure.

— Tu mérites de crever, espèce d’ordure. Combien de nuits ai-je passées à travailler seule et dans le froid pour nous permettre de garder notre appartement alors que tu te foutais de ma gueule ?

Elle s’approcha de lui. Jan recula de quelques pas et sentit le mur gelé contre son dos.

— Lève les mains, Jan, lui ordonna-t-elle.

Il obtempéra et les releva assez pour espérer la satisfaire.

— Encore.

Il les tendit dans le même axe que ses épaules, qui le faisaient de plus en plus souffrir. Aucun mot n’arrivait à sortir de sa bouche tant elle le terrifiait. Il avait l’impression qu’un soupir de sa part la motiverait assez pour le tuer.

— Encore ! rugit-elle.

Jan leva les mains vers le plafond comme s’il pouvait y attraper une solution pour se dépêtrer de cette situation. Avec son débardeur et ses aisselles ainsi exposées, il se sentait plus vulnérable que jamais.

— Si tu baisses les bras, je te tue Jan, je te jure que je le fais. Je n’ai plus peur maintenant. J’ai compris que je t’ai perdu il y a longtemps.

Elle est folle.

— B, tu ne –

Un flash bleu l’aveugla et une impulsion électrique retentit. Jan se recroquevilla sur lui-même comme un nouveau-né alors qu’une odeur de mort emplissait ses narines. Toutes les fibres de son corps lui hurlaient de s’enfuir. Il sentit des morceaux de béton tomber sur son épaule gauche et lui brûler la peau.

— Relève-toi.

Jan obtempéra, lentement. Il était vivant, et assez lucide pour tourner la tête vers le cratère marbré dans le mur de béton. Le coup avait été assez puissant pour grignoter le matériau jusqu’à dévoiler ses entrailles d’acier. Les muscles de son visage se tordirent d’effroi.

— Si tu parles une nouvelle fois, je tire la prochaine dans ton crâne. Je veux que tu me fixes, J, que tu observes le visage de celle que tu as trahie comme si elle n’était qu’un gagne-pain pas assez rentable pour toi.

Jan plaqua à nouveau son dos et détailla B ; ses cernes gonflés, ses pupilles dilatées, le blanc rougi de ses yeux. Non, elle ne ressemblait plus en rien à la jeune femme qu’il avait connue.

Ils avaient été heureux autrefois. Il se souvenait encore de ces nuits, où recroquevillés l’un contre l’autre, ils discutaient d’un avenir commun. Toutes ces soirées et ces repas à se chamailler pour se réconcilier dans les minutes qui suivaient. Plus rien à part leur bonheur n’avait compté pendant des années.

Il ne l’oublierait jamais. Et il pensait qu’elle en ferait autant avant qu’elle ne pointe son arme vers lui. Finalement, il avait bien été idiot de le croire.

Un sourire fin s’étira sur le visage de B.

— Je paierai cher pour que tout s’arrête. Qu’on reste ici et que tu souffres éternellement.

Jan demeura stoïque face à son regard de haine qui semblait entremêlé de plaisir. Les yeux de B étincelaient. Une question lui brûlait les entrailles.

— B, est-ce que tu en as repris ?

Il lui avait posé cette question en dépit de tout ce qu’il risquait. B s’essuya les lèvres avec la main qui tenait son arme, sans appuyer sur la détente.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Jan voulait se décoller du mur, braver les quelques pas qui la séparaient d’elle et la secouer par les épaules. Elle se détruisait à petit feu.

— Je sais que tu en consommes encore, tu n’as jamais pu arrêter.

Elle lui jeta un regard plein de mépris.

— Et pourquoi à ton avis ? Comment pourrai-je ne pas en prendre après ce que tu me fais ? Tu crois que je ne t’ai pas senti t’éloigner ces derniers mois ? Tu crois peut-être que j’étais indifférente à la distance que tu mettais entre nous ? La moitié des jours où j’étais censée travailler, je les passais à pleurer !

Elle éclata en sanglots. Jan l’observa se recroqueviller sur elle-même. Elle lui paraissait si fragile au milieu de cet immeuble d’acier et de verre.

Un choc gronda au loin, et un instant plus tard, d’énormes bourrasques frappèrent les vitres de plein fouet. Jan chuta au sol. Lorsqu’il releva la tête — qui avait cogné sur le béton froid —, il remarqua que B était tombée aussi.

Les réacteurs d’un vaisseau-monde s’étaient mis en marche. Le lancement faisait trembler la terre entière. Les kilomètres de désert qui séparaient le spatioport de la ville avaient disparu sous des volutes de fumée fuligineuses.

Des colonnes de feu aussi hautes que des gratte-ciels émanaient des réacteurs du vaisseau et ricochaient sur la plateforme de lancement. Elles éclairaient la ville comme un soleil ardent et faisaient apparaître des ombres menaçantes qui se mouvaient dans une danse folle autour de Jan.

Le grondement du vaisseau martelait ses tempes comme s’il se trouvait à l’intérieur.

Le vaisseau prit de l’altitude. Jan en profita pour progresser à quatre pattes vers les baies vitrées. La traînée des réacteurs n’illuminait plus que la moitié de l’étage. Il lui restait une minute, tout au plus.

De sa main gauche, Jan alluma son strio-gant installé sur son poignet droit. Le dispositif diffusait une légère lueur bleutée.

Les tremblements s’amenuisaient, et à mesure que le vaisseau-monde s’éloignait de la terre, les lambeaux de lumière s’étiolaient.

Et la ville retomba dans la nuit. Jan se releva et courut aussi vite qu’il le put vers les vitres.

— Jan ! hurla B dans son dos.

Il fonça dans la baie vitrée alors même que cette scène lui semblait désormais habituelle. Elle se brisa sous le choc et les bouts de verre l’accompagnèrent dans sa chute jusqu’à ce qu’il atterrisse sur la plateforme créée par son strio-gant.

Un ruban solide de verre bleuté fusait à travers la ville jusqu’à l’horizon. Le trafic de voitures s’était interrompu, et plusieurs d’entre elles manquèrent de percuter son chemin improvisé. Jan se mit à courir. Le ruban était assez large pour lui permettre de ne pas tomber si jamais il trébuchait.

Plusieurs détonations retentirent. Des munitions pulsées ricochèrent devant lui et s’écrasèrent contre les façades illuminées des immeubles. B. Il fallait qu’il prenne de l’avance pour qu’elle ne puisse pas le toucher, jusqu’à ce qu’il arrive à sa destination.

Jan s’élança au milieu des couloirs bondés de néo-voitures. Leurs réacteurs le poussaient sur le côté à chaque fois qu’elles passaient à proximité de lui. Plusieurs néo-camions manquèrent de le faire tomber sous la pression de l’air. Certains d’entre eux klaxonnèrent à sa vue ; la police ne tarderait pas à se ramener.

Jan courut sur des kilomètres. Ses prothèses jambiales lui permettaient de le faire sans effort, mais son cœur s’emballait à chaque fois qu’il les utilisait. Il devait prêter attention à ce qu’elles ne se déchargent pas complètement, ce qui signerait son arrêt de mort. B s’étant transplanté le même modèle que lui, il savait qu’il n’arriverait pas à la distancer.

Mais il n’avait pas le courage d’observer la femme qu’il avait le plus aimée mettre autant d’énergie pour le tuer.

D’un mouvement du doigt sur son strio-gant, Jan fit valser le ruban de lumière vers la gauche et le fit bifurquer en une légère pente descendante. Ses jambes giflaient le vent scandaleusement et Jan n’arrivait même plus à suivre leur mouvement. Des néo-voitures de police passèrent devant lui, gyrophares allumés, mais ils ne pouvaient plus le stopper.

Une nouvelle déflagration retentit. Une balle ricocha contre l’une de ses jambes et manqua de le faire tomber de surprise. Jan tourna la tête. B se trouvait à quelques dizaines de mètres derrière lui, l’arme tendue. Il se demanda si elle souriait encore.

L’arme de B s’illumina à nouveau. Le projectile l’atteignit dans l’épaule. Jan manqua de tomber à la renverse sous l’impulsion de la munition, mais ses prothèses étaient bien plus stables et résistantes que des jambes humaines. Il observa le trou net qui lui brûlait la chair. Ces munitions chauffaient tellement qu’elles cautérisaient les plaies sur leur passage.

Non, il ne souffrirait pas de ses balles, mais il mourrait à petit feu de la détermination de B à le tuer. Pourtant, il savait qu’il le méritait.

Le ruban de lumière s’enfonçait vers les entrailles de la terre, en direction des étages inférieurs d’un immense centre commercial. Jan courut au milieu des têtes hébétées qui le scrutaient. Il passa au-dessus d’escalators à gravitation et à travers les feuilles d’un palmier qu’il dégagea de la main. Sa blessure lui arrachait quelques gémissements saccadés, mais il tenait bon.

Il n’avait plus qu’une centaine de mètres à faire.

La devanture à moitié éclairée du magasin de Z se reflétait sur le béton gris. Il était encore ouvert. Jan sauta du bout du ruban et se rattrapa d’un pied sur la rambarde. Il fit une roulade et se retrouva nez à nez avec la porte en verre de la boutique. Le détecteur automatique écarta les battants, et l’odeur de la javel parfumée à la menthe que Z utilisait pour nettoyer le sol inonda les narines de Jan. La clochette sonna pour avertir le propriétaire de sa visite.

Il ne serait pas déçu.

Z apparut au bout d’un rayon, le regard vissé sur une tablette numérique. Ses lunettes tombaient jusqu’à la pointe de son nez. Sa barbe drue n’avait pas été tondue depuis des semaines, et sa chemise entrouverte exposait les poils de son torse.

— Bonsoir, honnête client ! Je suis à vous dans un instant.

Jan se rua vers lui. Z leva la tête au dernier moment, sûrement à cause du bruit de ses pieds métalliques.

— Jan ?

Ses lunettes manquèrent de tomber quand Jan l’empoigna par la gorge et le retourna vers l’entrée. B s’y tenait, son électro-pistolet à la main. Il dardait les rayons du magasin et le plafond d’un scintillement bleu électrique. Z remua et émit un son étranglé, mais Jan raffermit sa pression sur son cou. Il lui empoignait un bras pour l’immobiliser.

— B, est-ce lui qui te vend ta drogue ?

Elle secoua la tête, l’électro-pistolet pointé sur Z et lui.

— Pourquoi est-ce que tu détournes le sujet, Jan ? Que je me drogue ou pas, cela ne changera rien une fois que tu seras mort.

Z hurla quand elle tira dans son épaule. La munition érafla le cou de Jan et termina sa course dans le mur de béton derrière eux. Une douleur déchirante lui stria la nuque, les muscles de l’épaule et… le doigt. Z avait réussi à agripper l’un de ses doigts avec ses dents en se débattant.

Jan sentit sa chair se faire broyer et ses os rompre. Z cracha son doigt qu’il venait d’arracher avec ses mâchoires d’acier. Son corps était à la limite de l’abandonner, mais Jan trouva la force d’enfoncer ses ongles dans le cou de Z.

Ils ont tous les deux perdu la tête.

Il commençait à s’essouffler. Des lignes de sang coulaient le long de son doigt et maculaient son poignet.

— Z, c’est ta dernière chance, dit Jan en raffermissant sa main sur sa peau grêlée. Admets que tu lui vends sa drogue et je te relâcherai.

Sans réponse, Jan exerça une pression sur sa pomme d’Adam.

— Avoue-le ou je te crève tout de suite.

— Oui… c’est moi… horrible personnage…

Jan lui avait menti en lui disant qu’il le relâcherait. Il serrait maintenant le cou de Z de toutes ses forces. Ce dernier griffait ses avant-bras avec ses ongles à moitié rongés et lui donnait des coups de bassin pour le faire lâcher prise. Mais Jan le tenait fermement, et les coups de pied que Z lui asséna dans ses jambes mécaniques ne le firent pas davantage trembler.

Il ne pouvait pas renoncer maintenant. Non. Il devait payer.

Lui laisser la vie sauve, c’était courir le risque qu’il continue à vendre sa drogue à B jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus se piquer. Il l’imaginait, seringue à la main, yeux exorbités pendant qu’un liquide biofluorescent remontait ses veines millimètre par millimètre.

Comment faire confiance à un cinglé lorsqu’il est doublé d’un capitaliste arrogant ?

Finalement, la mort de cet enfoiré serait son dernier cadeau.

Lorsque Z cessa de bouger et qu’il sentit son corps chuter vers le sol, Jan ne relâcha pas sa prise pour autant. Ce charognard était bien capable de simuler, alors il attendit patiemment une minute de plus avant de laisser son corps s’écrouler sur le sol.

B l’observait comme un animal fou.

— Qu’est-ce que tu as foutu ?

Jan détacha son attention de ses mains poisseuses pour s’ancrer dans son regard.

— Ce que j’aurai dû faire depuis longtemps.

— Tu t’es moquée de moi pendant des mois, et voilà qu’il te prend une envie subite de régler tes comptes et de l’empêcher de m’en vendre encore ? (Elle se met à rire) Crois-tu que je suis incapable de trouver un autre fournisseur ? Tu es pitoyable, Jan. Elle pointa Z du doigt sur le sol. Et tout ce que tu sèmes derrière toi n’est que déception et tristesse.

D’un mouvement, B releva son arme à hauteur de son plastron

— Non !

Jan sentit l’impact de la munition percer sa peau et créer un vide ardent dans sa poitrine. Il tomba à la renverse. Et les larmes commencèrent à affluer en même temps qu’il se sentait agoniser. Respirer devint difficile, et les néons au plafond n’étaient plus que les nuages brumeux d’un ciel artificiel.

En fait, en y réfléchissant bien, il l’avait eu ce temps, mais il ne l’avait pas utilisé à bon escient, préférant mensonges et délaissement.

Quand le visage de B apparut dans son champ de vision, il crut d’abord à un mirage jusqu’à ce qu’il entende sa voix. Sa poitrine se soulevait au rythme du sang qui emplissait ses poumons. Il avait presque l’impression de nager dans l’une de ces rares piscines réservées à l’élite de la ville ; une sorte de dernier cadeau de la vie, en quelque sorte.

— Tu me pensais naïve à ce point, Jan ? Que je n’avais pas conscience que tu sortais avec moi pour mes seuls dons de pilotage ? (Sa voix augmenta en intensité), que je ne t’avais pas entendu parler avec elle les nuits où tu croyais que je dormais ?

Jan se mit à rire.

Il bascula en avant tandis que ses pectoraux roulaient sous sa peau, incapable de se retenir de tousser tant l’idiotie de cette situation venait de lui sauter aux oreilles.

Toute cette situation dépendant d’un quiproquo absurde, une idée folle qu’elle avait imaginée pour justifier qu’il s’éloignait d’elle. Il releva le visage vers elle.

— B. Je ne t’ai jamais trompée. Cette femme, L, comme tu as déjà dû entendre son prénom ; c’est une trafiquante. Je lui ai acheté deux billets pour que nous redémarrions une nouvelle vie ailleurs que cette planète de l’enfer.

B fronça les sourcils, et bascula sur le côté. Elle s’agrippa à la rambarde d’un des rayons pour ne pas tomber.

— Tu mens, murmura-t-elle. Tu fais tout pour t’en sortir, c’est ce que tu as toujours fait de toute façon.

— Quand je parlais de pilotage avec elle, ce n’était pas de toi dont je parlais, mais de L. Elle pouvait nous faire franchir les postes de contrôle du spatioport dans un transport sécurisé.

— Je ne te crois pas ! cria-t-elle.

Au loin, le son strident des sirènes de police résonna. Les piliers en acier à l’extérieur du magasin clignotaient de bleu foudre. Par réflexe, Jan retourna son attention sur le corps de Z étendu au sol. Il aurait du mal à justifier un cadavre à ses pieds.

— Alors… toute cette situation… c’est moi qui l’ai créée ?

— Je n’ai pas assez communiqué, répondit Jan en s’avançant vers elle. Je pensais te faire une surprise. B. Regarde-moi.

Mais elle évitait son regard, désormais braqué sur le sol. L’une de ses jambes mécaniques tremblait, ce qui alerta Jan.

— B ?

— Non… Je ne peux pas… Tu dois mourir, Jan. Tout ce que j’ai vu et entendu… ce n’était pas un mensonge. C’était forcément vrai. Tu me mens, tu m’as toujours menti.

— B. Écoute-moi. Je ne t’ai pas menti. (Jan tendit son bras alors que ses larmes brouillaient l’écran d’affichage), je peux t’envoyer les billets, je te jure que je le peux.

— Jan…

B se mit à gémir.

— Toutes ces semaines que j’ai passé à pleurer et à être certaine que tu me trompais, crois-tu qu’elles n’ont eu aucun effet ?

Il se figea sur place alors que le message d’obtention des billets s’affichait.

— Je ne te fais plus confiance, Jan. Je ne te crois plus.

B releva son arme et tira. Jan sentit l’impact percer son abdomen, son corps cabrer vers l’arrière, ses jambes le lâcher. Il tomba sur le crâne, et un défilé de taches rouges et noires emplit sa vision.

Il ramena son bras en le faisant glisser sur son ventre, sachant qu’il puisait ses dernières forces. L’écran sur son poignet était brisé, mais la flèche d’envoi du message brillait encore à travers les fissures. Il l’effleura du doigt.

Un morceau de guitare résonna à quelques mètres de lui. Il détestait cette sonnerie. Combien de fois l’avait-elle extirpée de son sommeil la nuit ? B n’avait jamais accepté de l’enlever malgré leurs disputes.

Jan reposa sa tête sur le sol. Il aurait souri s’il en avait la force, mais il se contenta de fermer les yeux alors qu’il sentait son dernier souffle s’extirper de ses poumons.

— Adieu, Jan.

Un nouvel éclat résonna, puis un bruit sourd. Jan tourna la tête, entrouvrit avec difficulté sa paupière droite, et discerna le visage figé de B allongé sur le carrelage. Son front ressemblait à un donut ensanglanté.

Il voulut crier, mais ses cordes vocales refusaient de s’actionner. Il tenta de se rapprocher d’elle, mais ses muscles ne répondaient plus. Son oreille collée sur le sol décela des pas pressés dans le magasin.

B était morte, et lui aussi allait mourir.